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Le son du grisli
2 août 2012

Getatchew Mekuria, The Ex & Friends : Y'Anbessaw Tezeta (Terp, 2012)

getatchew mekuria tezeta

C’est le second enregistrement en studio et le troisième fruit de la collaboration de Getatchew Mekuria avec The Ex. Il sera aussi peut-être, si l’on en croit le saxophoniste lui-même, son dernier disque. Voici donc : Y'Anbessaw Tezeta (une fois traduit : A la mémoire du lion).

Le lion, on le sait, c’est Mekuria. Avec le groupe hollandais et quelques invités (Colin McLean, Xavier Charles, Ken Vandermark, Wolter Wierbos, Joost Buis et le danseur Melaku Belay), il montre qu’il rugit encore, seul (le beau Tezeta) ou accompagné. Ses accompagnateurs mettent d’ailleurs sa voix en valeur en l’installant dans une felouque qui balance sur les eaux du Nil ou en l’enveloppant de leurs attentions (les instruments à vent à l’unisson le portent aux nues). Le tout coule et va au pas de marches tranquilles, si ce n’est sur Aha Gedawo, où les ardeurs de The Ex rattrapent la troupe pour un résultat entêtant.

En bonus, le label Terp a eu la belle idée de compiler sur un second CD des enregistrements de Mekuria en différentes compagnies : avec l’Instant Composers Pool en 2004 (le saxophoniste devient la vedette d’un incroyable cabaret frappé), The Ex en concert à Montréal en 2009 (saluons la belle performance d’Arnold De Boer) et, rareté, dans les années 60 dans l’Haile Selassie 1 Theatre Orchestra. Oserais-je l’avouer ? Ce disque bonus fait tout le sel de Y’Anbessaw Tezeta !

EN ECOUTE >>> Aha Gedawo

Getatchew Mekuria, The Ex & Friends : Y'Anbessaw Tezeta (Terp / Differ-ant)
Enregistrement : 2011-2012. Edition : 2012.
2 CD : 01/ Ambassel 02/ Tezeta 03/ Bertukane / Yematebela Wof / Shegitu 04/ Bati 05/ Ene Eskemot Derese 06/ Yegna Mushera 07/ Aha Gedawo 08/ Almaz Men Eda New 09/ Abbay Abbay / Yene Ayal 10/ Zerafewa / Eregedawo + CD Bonus : Getatchew Mekuria & Instant Composers Pool Orchestra, The Ex, Haile Selassie 1 Theatre Orchestra
Pierre Cécile © le son du grisli

2 septembre 2012

13 miniatures for Albert Ayler (Rogue Art, 2012)

13 miniatures for albert ayler

C’est en plein cœur que l’on doit viser. Là, où précisément, se niche le sensible. En cette matinée du 13 novembre 1966, les civilisés avaient décidé de crucifier le sauvage. Le sauvage se nommait Albert Ayler. La bataille fut rude. Perdue d’avance. « Ça fait quoi, Monsieur Ayler, ces serpents qui sifflent sous votre tête ? » Albert ne répondit jamais. Quatre ans plus tard, un chapiteau chavira et Ayler ne put contenir ses pleurs. La suite est connue. La fin dans l’East River. Beaucoup d’orphelins parmi les sauvages. Les civilisés avaient déjà oublié.

Pour commémorer les quarante ans de la mort d’Ayler, on convoque dix-huit sensibles. Ils sont sensibles et le savent. Ils se nomment : Jean-Jacques Avenel, Jacqueline Caux, Jean-Luc Cappozzo, Steve Dalachinsky, Simon Goubert, Raphaël Imbert, Sylvain Kassap, Joëlle Léandre, Urs Leimgruber, Didier Levallet, Ramon Lopez, Joe McPhee, Evan Parker, Barre Phillips, Michel Portal, Lucia Recio, Christian Rollet, John Tchicai. Ensemble ou en solitaire, ils signent treize miniatures. On est bien obligé d’en écrire quelques mots puisque tel est notre rôle. Donc : certains battent le rappel du free ; un autre se souvient des tambours de Milford ; un autre, plus âgé, refait les 149 kilomètres séparant Saint-Paul-de-Vence de Châteauvallon ; deux amis ennoblissent le frangin disparu puisque jamais le jazz n’ennoblira les frangins (n’est-ce pas Alan Shorter, Lee Young ?) ; l’une et l’autre réitèrent le Love Cry du grand Albert ; l’une gargarise les Spirits d’Ayler. Et un dernier, sans son guitariste d’ami, fait pleurer ses Voices & Dreams. Toutes et tous habitent l’hymne aylérien. En ce soir du 2 décembre 2010, les sensibles se sont reconnus, aimés. Ce disque en apporte quelques précieuses preuves.

13 miniatures for Albert Ayler (Rogue Art / Les Allumés du Jazz)
Enregistrement : 2010. Edition : 2012.
CD : 01 to 13/ Treize miniatures for Albert Ayler
Luc Bouquet © Le son du grisli

1 décembre 2012

Lol Coxhill Expéditives

coxhill expéditives

coxhill instant replay

Lol Coxhill : Instant Replay (Nato, 2011)
Lol Coxhill en France, au début des années 1980. L’idée – pour lui comme pour Nato, qui réédite aujourd’hui Instant Replay – d’en profiter. Alors, entendre le soprano fantasque en compagnie de Joëlle Léandre, Christian Rollet, Annick Nozati et Sven-Ake Johansson (notamment le temps d’une relecture théâtrale d’Embraceable You), Louis Sclavis, Raymond Boni, Tony Coe, le Bagad de Kimperlé ou la Chantenaysienne sous la direction d’Yves Rochard (au son de chansons d’enfance). Et puis, avec Jac Berrocal ou Paul Rutherford, un supplément d’âme : la finesse de Coxhill servant une formidable imagination partagée.

coxhill aires de jeux

Erik Satie et autres messieurs : Airs de jeux (Nato, 2011)
Autre réédition Nato et hommage à Erik Satie. Lol Coxhill est de ces « autres messieurs », parmi lesquels on trouve aussi Ulrich Gumpert (qui va de Sarabandes en Gnossiennes avec autant d’application que de liberté), Tony Hymas, Steve Beresford, Dave Holland, Tony Coe, Philipp Wachsmann… La forme des interprétations est diverse, le soprano faisant le pari de tentatives transgenres des plus facétieuses.

coxhill rock

Lol Coxhill, Barre Phillips, JT Bates : The Rock on the Hill (Nato, 2011)
Enregistré au Théâtre Dunois (déplacé) en 2010, The Rock on th Hill donne à entendre Lol Coxhill et Barre Phillips auprès du batteur JT Bates. Le soprano y divague avec allure sans prendre ombrage des reliefs changeants décidés par ses partenaires ou sert avec délicatesse des mélodies qui rappellent le duo Lacy / Waldron de One More Time. Ce sont là de belles pièces improvisées dans l’écoute, l’arrangement sur le vif voire la cohésion instinctive.

coxhill ward

Lol Coxhill, Alex Ward : Old Sight New Sounds (Incus, 2011)
Enregistré en 2010, Old Sight New Sounds est la rencontre d’un Coxhill au soprano agile, subtilement décousu ou rappelant ailleurs les premiers temps du free (Joseph Jarman en tête), et d’Alex Ward à la clarinette. Après s’être cherchés un peu, les vents tissent un parterre de sons disposés en cercles : volubiles.

coxhill poppy

GF Fitz-Gerald, Lol Coxhill : The Poppy-Seed Affair (Reel, 2011)
Un DVD et deux CD font The Poppy-Seed Affair, à ranger sous les noms de GF Fitz-Gerald et Lol Coxhill. Un film burlesque qui accueille dans son champ sonore des solos de guitare en force, des élucubrations de Fitz-Gerald (guitare, cassettes, boucles et field recordings) et surtout un concert enregistré en 1981 par le duo : sans effet désormais, la guitare fait face au soprano : deux fantaisies se toisent sur un heureux moment.

21 mai 2014

Improvisations Expéditives : Evan Parker, Sequoia, Carl Ludwig Hubsch, Pierre-Yves Martel, Jeffrey Morgan, David Birchall...

improvisations expéditives mai 2014

sequoia

Sequoia : Rotations (Evil Rabbit, 2014)
Avec celle de Meinrad Kneer, ce sont en Sequoia trois autres contrebasses qui usinent, scient ou provoque des avalanches : Antonio Borghini, Klaus Kürvers et Miles Perkin, accordés, le 31 mai 2012 en studio, sur une musique d’ombres portées. Leurs instruments changés en sculptures sonores fuselées, le quatuor de contrebasses joue de torsions et de courants divers pour accoucher de chants parallèles aux pizzicatos graves et grincements de mécaniques qu’on trouve en creux de ce bel enregistrement.

antonio bertoni

Antonio Bertoni : ½ (H)our Drama (Leo, 2013)
Autre contrebassiste habile, Antonio Bertoni se plaisait, le 11 juin 2013, à gripper la progression d’un solo d’une demi-heure. Balançant entre deux notes, l’archet accroche en effet et puis dérape, obligeant le musicien à trouver, sans changer d’allure, des parades instrumentales inspirantes (certaines convaincantes) mais qui l’endormiront : l’allure faiblit, la fatigue point.

hubsch martel zoubel

Carl Ludwig Hübsch, Pierre-Yves Martel, Philip Zoubek : June 16th (Schraum, 2013)
C’est à une musique d’atmosphère que nous convient Carl Ludwig Hübsch, Pierre-Yves Martel et Philip Zoubek. L’avantage, d’aller rapidement à Martel, dont la viole de gambe, ses obsessions et ses crissements, rehausse un exercice allant de baroque en minimalisme coi et entraîne bientôt piano et tuba à sa suite : la fin du disque en devient même passionnante.

1724

1724 : Escaped Fragments (Klopotek, 2014)
Luca Kézdy (violon, efx), Emil Gross (batterie, électronique) et Tomes Leś (guitare, efx) forment ce 1724 enregistré en 2013. Souvent agitée – malgré quelques replis en lents atermoiements de convenance –, l’improvisation du trio pâtit de gestes dispensables, élans emportés et phrasage rebattu, qui rappellent le free rock Knitting Factory… l’urgence et la fièvre en moins.

brice marks birchall

David Birchall, Olie Brice, Phillip Marks : Spitting Feathers (Black & White Cat Press, 2013)
Enregistrés le 22 octobre 2011, David Birchall (guitare), Olie Brice (contrebasse) et Phillip Marks (batterie membre de Bark!) démontrent en une heure un goût pour une improvisation aérée. Que taillent quand même quelques gestes incisifs et augmente une recherche sonore qui impose à Birchall l’usage d’effets variés. Changeante, la musique du trio intéresse.

white cloud

Jeffrey Morgan, Mike Goyvaerts, Willy Van Buggenhout : White Smoke (Creative Sources, 2012)
Les saxophones (soprano et ténor) de Jeffrey Morgan vont plutôt bien aux usages hétéroclites que font Mike Goyvaerts de ses percussions et objets et Willy Van Buggenhout de son synthétiseur EMS – ici enregistrés les 10 et 20 novembre 2011. Amusée sinon traînante, voire détachée, l’improvisation du trio claudique et divertit sans toutefois faire preuve de singularité.  

simao costa

Simão Costa ‎: π_Ano Pre-Cau-Tion Per-Cu-Ssion On Short Circuit (Shhpuma, 2014)
Simão Costa joue certes seul, mais ses instruments sont multiples : piano, enceintes, transducteur et objets. Parvenant à sortir de belles lignes de l’usage qu’il fait de feedbacks, son jeu au piano est d’un conventionnel qui ruine ses découvertes électriques. Et lorsque ses structures grondent, elles s’effritent et laissent paraître leurs canevas simplistes.  

evan parker

Evan Parker : Vaincu.Va! Live at Western Front 1978 (Western Front New Music, 2013)
En 1978, en clôture d’une tournée nord-américaine, Evan Parker improvisa seul au Western Front de Vancouver – concert consigné l’année dernière sur vinyle par l’institution. Qu’elle parte des aigus ou des graves du soprano, l’exploration instrumentale est toujours impressionnante, son motif naissant toujours de la profusion : de notes, d’attaques, de tentatives, de retournements, de nuances et d’abandons. Western Front a donc bien fait d’explorer ses archives.

24 janvier 2013

Phill Niblock : Working Title (Les Presses du Réel, 2012)

phill niblock working title

Si Phill Niblock a fait œuvre (voire vœu) de bourdons (ou de drones), le livre épais – que gonflent encore deux DVD de vidéos – qu’est Working Title n’en propose pas moins d’autres pistes de description, certaines balisées à peine. Sur enregistreur à bandes hier et Pro Tools aujourd’hui, l’homme travailla donc, au choix : musique microtonale, minimalisme fâché avec la répétition, interactions harmoniques, sons continus et overtones, ou encore : « musique multidimensionelle » et « partitions audio » (dit Ulrich Krieger) et « flux en constante ondulation » (dit Susan Stenger).

Ecrites avec l’aide de Tom Johnson, de Joseph Celli et de la même Stenger, les notes des pochettes (ici retranscrites) de Nothing to Look at Just a Record et Niblock for Celli / Celli Plays Niblock, édités par India Navigation au début des années 1980, en disaient pourtant déjà long. Avec certitude, y est expliqué de quoi retourne – et de quoi retournera désormais – le propos musical d’un compositeur qui refuse à se dire musicien. A la richesse de ces informations, le livre ajoute une poignée d’entretiens et d’articles publiés dans Paris Transatlantic, Positionen, FOARM (plume de Seth Nehil), Organized Sound… ainsi que des éclairages signés Krieger et Stenger, mais aussi Guy de Bièvre et Richard Lainhart, tous proches collaborateurs de Niblock.

Expliquant les tenants et aboutissants de l’art du compositeur, Krieger signe un texte intelligent que l’on pourra lire au son de Didgeridoos and Don’ts, première pièce écrite par un Niblock « sculpteur de son » pour un Krieger obligé d’abandonner ses saxophones (Walls of Sound, OODiscs). Avec l’idée d’en apprendre aux musiciens qui aimeraient un jour jouer Niblock sans forcément l’avoir rencontré – même si l’on sait que l’homme écrit à destination d’instrumentistes particuliers –, Krieger explique, conseille et met en garde : « leur défi, c’est de travailler en dehors des sentiers battus de la mémoire mécanique de leurs doigts. »

Plus loin, c’est de l’art cinématographique de Niblock qu’il s’agit : de The Magic Sun (présence de Sun Ra) et Max (présence de Max Neuhoff) au projet-fleuve The Movement of People Working, ce sont-là des « images de la réalité » dont on examine les origines – des entretiens avec Alan Licht révèlent ainsi l’importance du passage de Niblock par l’Open Theater de New York – et les rapports à la photographie et la musique. Voilà qui mènera l’ouvrage à aborder enfin, sous la plume de Bernard Gendron, le rôle joué par Niblock dans l’Experimental Intermedia Foundation d’Elaine Summers : là, d’autres musiciens concernés (Philip Corner, Joseph Celli, Peter Zummo, Malcolm Goldstein ou Rhys Chatham) guident le lecteur à une dernière proposition d’étiquetage : minimalisme radical ou radicalisme minimal ? L’art de Phill Niblock aura en tout cas créé des interférences jusque dans le domaine du langage.

Phill Niblock & Ulrich Krieger  Phill Niblock & Sun Ra

Phill Niblock, Bob Gilmore, Guy De Bièvre, Johannes Knesl, Mathieu Copeland, Jens Brand, Rob Forman, Seth Nehil, Raphael Smarzoch, Richard Glover, Volker Straebel, Ulrich Krieger, Susan Stenger, Richard Lainhart, Juan Carlos Kase, Erica King, Rich Housh, Alan Licht, Bernard Gendron, Arthur Stidfole : Working Title (Les Presses du Réel)
Edition : 2012.
Livre : Working Title
Guillaume Belhomme © le son du grisli

13 juillet 2016

Festival MIMI : Marseille, 6-10 juillet 2016

festival mimi marseille 2016

Mise en bouche le mercredi soir (6 juillet) sur la place d’armes du Fort Saint-Jean en partenariat avec le MuCEM et son plan B (une animation multiculturelle organisée durant la première semaine de juillet !). Au programme, une rencontre improvisée entre le batteur Ahmad Compaore et le violoncelliste Vincent Laju. S’y mêlent de temps en temps des sonorités d’échantillonnages, notamment d’instruments à cordes orientaux. Deux invités, aussi : d’abord une chanteuse originaire de Chicago pour deux blues, puis un tromboniste (Nicolas ?) qui joua davantage le jeu de l’improvisation dans une pièce au départ assez répétitive mais peu à peu plus détonante et déstructurée. Une prestation sympathique et conviviale qui précédait un court film d’une comédie musicale sénégalaise.

fatima miranda marc egea 2

La première soirée frioulane fut des plus réjouissantes. Surtout pour la prestation de la chanteuse espagnole Fatima Miranda, accompagnée par Marc Egea, sa vielle à roue et son duduk  Ce fut un véritable show par sa mise en scène de la fusion des sons obsédants entre voix et instruments, au point d’apparaître presque comme une fusion corporelle, présentant pour un titre un personnage à quatre mains (une réincarnation de Shiva ?), les mains de Fatima Miranda saisissant la vielle de son acolyte tandis que celui-ci officiait au duduk. A la fois actrice, récitante, chanteuse et lectrice, Fatima Miranda fit vibrer l’auditoire, le subjugua, tandis qu’Egea multipliait les type de sonorités, frappées, égrenées, percussives, parfois empreintes d’échos de sonorités chinoises. Ce fut aussi un cérémonial quelque peu christiano/païen décalé lorsqu’elle s’agenouilla sur un prie-Dieu pour déclamer un texte où il était question de Marie. Le concert se termina sur une polyphonie de type corse ou sarde, judicieusement intitulé Corsarde ! La deuxième partie de la soirée, intitulée Nuit du coup de rasoir, resta hispanique avec Los Piranas, un trio guitare / basse / batterie colombien, et sa musique charpentée, forte et proposant une sorte de cumbia aux accents psychédéliques, et enivrants.   

4hands 1breath

La seconde soirée frioulane, intitulée Si je veux, offrait tout d’abord un trio inédit, 4 Hands, 1 Breath (4 mains, 1 souffle) réunissant des musiciens confirmés, Benoît Delbecq et Steve Argüelles pratiquant le piano préparé à quatre mains et le trompettiste, cornettiste Pierre Bastien. La formule est inédite, la musique proposée l’est toutefois un peu moins pour ceux qui suivent le travail de Pierre Bastien depuis les années 1980. Particulièrement pour les premières pièces. En effet, les deux pianistes, avec leurs frappes des cordes du piano préparé et d’autres manipulations reproduisent presque mécaniquement les effets du mecanium dont s’entoure généralement le souffleur avec ses effets variés. Il y eut toutefois quelques pièces, en particulier dans la seconde partie, où la musique bascula davantage au profit des pianistes, qui prirent l’initiative, notamment au moment où ils s’emparèrent de ficelles pour frotter les cordes du piano, inversant ainsi la dualité mains / souffle, ce dernier sortant alors davantage de son champ habituel, en étendant son registre… Le second concert de la soirée fut un peu paradoxal. On attendait, comme moi, le luthiste néerlandais avec son luth renaissance ou son luth élaboré spécialement pour lui par le facteur Michael Schreiner. Des instruments toutefois trop fragiles pour affronter les embruns marins des iles du Frioul. Du coup, Jozef van Wissem n’avait avec lui que sa guitare douze cordes. Par ailleurs, et bien qu’il ait déjà eu le Chilien Domingo Garcia-Huidobro comme partenaire (sur deux titres de l’album It Is Time for You to Return, paru chez Crammed), la musique proposée était aussi celle de son duettiste. Une musique moins délicate que celle qui fait son originalité, plus proche d’une forme de dark ambient (que l’on retrouve toutefois aussi dans certains enregistrements de Jozef van Wissem, en particulier dans la bande sonore du film de Jarmush, Only Lovers Left Alone). Malgré un court passage du Chilien au piano, ce fut surtout un duo de guitaristes, au service d’une musique un peu répétitive mais sombre par ses saturations et larsens, dans laquelle Jozef van Wissem apparaîssait comme l’élément stable tandis que Domingo Garcia-Huidobro vibrionnait, bougeait, avec une attitude scénique encore un peu ado…

domingo garcia-huidobro

La troisième soirée, celle de la Nuit de l’os qui compte, se caractérisait par sa formule « supergroupe » tout en offrant un clin d’œil à une partie de l’histoire des musiques innovatrices. Ainsi Rêve Général réunissait la totalité des musiciens de la formation austro-tchèque Metamorphosis et les trois quarts de Volapük (exit Michel Mandel !). Bref, une formation 2 violons, 2 violoncelles, 2 guitares et 1 batterie. Pour qui connaît les deux formations, pas de surprises stylistiques, mais une démultiplication de leur propos, jouant pour l’essentiel le répertoire de leur premier CD, Howl, y compris un thème de Volapük, Dunaj. Musique de chambre dense, parfois sautillante, un moment empreinte de la nonchalance d’une guitare hawaïenne, sur des textes tantôt en français, tantôt en japonais, si ce n’est en allemand (Die Glocke, pièce inédite). L’autre « supergroupe » de la soirée réunissait les belges d’Aksak Maboul, autour de Marc Hollander et Véronique Vincent (Lucien Fraipont, Faustine Hollander, Erik Heerstermans), et les français d’Aquaserge, à savoir Julien Gasc et Benjamin Glibert. Bref, de jeunes musiciens autour des deux vétérans VV et MH. Les sept musiciens proposèrent au public diverses pièces issues des répertoires de l’une ou l’autre des deux entités, aisément identifiables. Le répertoire d’Aksak Maboul (chez les Aborigènes, Je pleure tout le temps…) provenait de l’album Ex-Futur Album, enregistré du début des années 1980 avec des musiciens qui se partageaient alors avec le groupe frère, Les tueurs de la lune de miel, et qui ne furent publiées qu’il y a quelques mois. Celui des Français était bien sûr plus récent (album A l’amitié entre autres). La formation de cette soirée proposa toutefois une pièce commune répétée au courant de la semaine, Traces sur la glace. La prestation souffrit à mon avis d’une sonorisation parfois trop saturée pour goûter pleinement à l’esprit de la musique, qui d’ailleurs offrit – mais c’est aussi le cas de l’album de 1984 ! – une facette un peu trop pop d’un groupe qui fut, avec ses deux premières réalisations, Onze danses pour combattre la migraine, Un peu de l’âme des bandits nettement plus novateurs et iconoclastes. On retrouva une pratique plus expérimentale dans le traitement sonore sur un thème en rapport avec des textes d’Henri Michaux.

lucien fraipont veronique vincent benjamin glibert

La dernière soirée, ci-devant Nuit pour prendre sa carte, fut dévolue à des musiques qui ne sont pas vraiment ma tasse de thé – il en faut toujours une ! Je n’ai pourtant pas détesté The Brother Moves On, les Sud-Africains, et même pris un peu de plaisir à écouter une prestation de musiciens engagés au service à la fois d’une musique foisonnante par ses rythmes, délicate et chatoyante (par le jeu du guitariste) et le chant qui pouvait devenir déclamation. De la même manière, je n’ai pas accroché à la prestation de Saul Williams, bien que son accompagnement instrumental (le laptop de Thavius Beck) procédait davantage des nouvelles techniques : poète et rappeur new yorkais, il officiait à la voix, souvent déclamatoire, sur les images d’un film qui présenta une série d’images dévolues à divers personnages, parmi lesquels on pouvait reconnaitre Mohammed Ali, Donald Trump, ou encore la caricature d'un jazzman des années trente...

Pierre Durr (compte-rendu & photos) © Le son du grisli

28 juin 2014

Peter Brötzmann : We Thought We Could Change the World (Wolke, 2014)

peter brötmann we thought we could change the world conversations with gérard rouy

 

Il y a du When We Were Kings – poigne, panache et nostalgie – dans ce recueil de conversations qui datent du tournage de Soldier of the Road. A Gérard Rouy, Brötzmann répond donc et raconte tout. Au journaliste (et ami, précise le musicien dans sa postface), ensuite, de rassembler les fragments qui formeront We Thought We Could Change the World.

 

Alors, les conversations – que Rouy augmente d’autres témoignages, de nombreux musiciens – n’en font plus qu’une, qui suit une pente naturelle balisée par quelques chapitres : premières années (apprentissage du saxophone ténor en autodidacte, influences de Nam June Paik, Don Cherry et Steve Lacy), grandes collaborations (Peter Kowald, Misha Mengelberg, Evan Parker, Derek Bailey, Carla Bley, Fred Van Hove, Sven-Ake Johansson et Han Bennink, puis Paal Nilssen-Love, Mats Gustafsson et Ken Vandermark), expériences diverses (FMP, Moers, trio Brötzmann / Van Hove / Bennink), arts plastiques (Brötzmann, comme en musique, inquiet ici de « trouver des formes qui vont ensemble »), famille et politique culturelle.


Toujours plus près du personnage, Rouy consigne le regard que celui-ci porte sur son propre parcours (« Ce que nous faisons aujourd’hui est toujours assez dans la tradition jazz de jouer du saxophone. ») et l’engage même à parler de son sentiment sur la mort. En supplément, quelques preuves d’une existence qui en impose : photographies de travaux plastiques datant des années 1970 à 2000 et discographie à laquelle la lecture de We Thought We Could Change the World n’aura pas cessé, ne cessera pas, de nous renvoyer. 

6 février 2016

The 360 Degree Music Experience : In: Sanity (Black Saint, 1976)

360 degree music experience in sanity

Ce texte est extrait du troisième des quatre fanzines Free Fight. Retrouvez l'intégrale Free Fight dans le livre Free Fight. This Is Our (New) Thing publié aux éditions Lenka lente.

360 Degree Music Experience : le nom de ce groupe en dit long et signifie qu’avec lui, il s’agira avant tout d’expérimenter, et de le faire sans imposer de limites à la ronde. Et surtout pas de celles invitant à tourner le dos à la tradition, ce sur quoi il était nécessaire d’insister à l’époque où émergea cette formation, tant l’idée de lutte inhérente au Black Power (alors quasi systématiquement associée au free jazz) avait fini par l’emporter au profit du seul cri – de colère, de révolte – comme unique esthétique possible – pas d’avant-garde sans rupture avec les anciens, pensait-on hâtivement dans le public de fervents qu’avait fini par se gagner le free jazz.

A la batterie, Beaver Harris fut d’abord repéré aux côtés d’Albert Ayler, dans le cadre d’une tournée mise sur pied par le promoteur George Wein. A la même affiche, Noirs et Blancs, musiciens classiques et avant-gardistes : Ayler donc, Sonny Rollins, Max Roach ; mais aussi Dave Brubeck, Stan Getz & Gary Burton ; ou encore Sarah Vaughan et Willie « The Lion » Smith. En quelque sorte un panorama complet du jazz d’alors, sur 360 degrés.

A la batterie, dans les années 1970, on s’était habitué à entendre Beaver Harris en compagnie d’Archie Shepp. A l’époque toutefois, Archie Shepp, étiqueté activiste dans les sixties, était devenu la cible d’anciens laudateurs lui reprochant d’avoir édulcoré son message – ou tout du moins ce qu’ils avaient cru bon d’entendre derrière son jeu au cours de la décennie précédente. Dans le cœur des amateurs de la New Thing, musique et politique avaient fini par fusionner, générant parfois des débats lourdement biaisés.

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Ce que rappelle Beaver Harris, et ceci dès le premier disque de ce groupe autoproduit dont le titre fait quasiment figure de manifeste (From Ragtime To No Time), c’est que le free jazz n’a pas émergé de nulle part, et que ses piliers étaient bien évidemment capables de jouer «  à l’ancienne », et donc d’y revenir si nécessaire – véritable gage d’une liberté conquise de haute lutte. A Gérard Rouy et Thierry Trombert, dans Jazz Magazine, Beaver Harris : « Ce qu’il faut, c’est montrer aux jeunes que le tempo est aussi important que l’avant-garde, aussi important que le hors-tempo. Cela rejoint ce que disait Archie Shepp : Scott Joplin fut d’abord d’avant-garde, tant sa musique parut étrange quand on l’entendit pour la première fois. Il en a été de même pour Willie « The Lion » Smith ou Duke Ellington. » Plus loin, dans le même entretien, Beaver Harris assène une métaphore bien sentie : « On ne peut pas cueillir des pommes ou des oranges avant qu’une graine n’ait été plantée et qu’on l’ait laissée se développer. » Voilà qui explique que Doc Cheatham et Maxine Sullivan aient pu être invités par le 360 Degree Music Experience. Car effectivement, sans le premier, pas de Lester Bowie. Et en l’absence de la seconde, pas d’Abbey Lincoln qui tienne.

A l’origine, le 360 Degree Music Experience fut conçu comme une coopérative dont firent partie Dave Burrell, Cecil McBee, Jimmy Garrison, Cameron Brown, Howard Johnson, Hamiet Bluiett, Keith Marks, Bill Willingham et deux musiciens singuliers : Francis Haynes (steel drum) et Titos Sompa (congas). L’un comme l’autre, ainsi que le sitariste Sunil Garg, apportèrent des couleurs inédites au génial In: Sanity où l’importance du steel drum est capitale, tant mélodiquement que rythmiquement parlant. Il suffit d’écouter « Tradewinds » pour s’en convaincre, très beau thème signé par Dave Burrell, et dont émerge le saxophone particulièrement inspiré d’Azar Lawrence.

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D’ailleurs, tout du long, In: Sanity jamais n'évite arrangements et entrelacs complexes, pas plus qu’il ne ferait fi, en certains longs passages free (deux faces entières en réalité), de l’urgence à jouer. Car quoi qu’il en soit, ici, tous savent décomposer dans l’allégresse les architectures savamment agencées, comme revenir – quand il le faut – à la fête comme instance originelle.

Inaugurant et clôturant ce double-album, les faces A et D figurent parmi les plus délicatement achevées du free jazz (Beaver Harris fut aussi du Trickles de Steve Lacy qui possède ces mêmes qualités). Tandis que les faces B et C, à l’inverse, ne sont que démesure tendant à élargir l’osmose entre rythme et harmonie, jusqu’à en offrir des échos merveilleusement disloqués.

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6 avril 2013

Zeitkratzer : Songs / Helium Clench : Sieve (Bocian, 2012)

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Un intérêt pour le format ou l’exercice n’arrive pas toujours à changer un musicien adepte d’expérimentations en convaincant faiseur de chanson. N’empêche : avec la même ardeur qu’il mit à envisager la musique folklorique (Volksmusik), le Zeitkratzer de Reinhold Friedl s’essaya au genre lors de concerts donnés en 2011 en Slovénie et Croatie.

Passée une introduction d’une électronique démontée que dompte avec aplomb la voix de fausset de Mark Weiser, les arbres reproduits sur la pochette du disque révèlent l’existence d’oiseaux fabuleux : pic-vert narcoleptique et germanophone en quête d’Existenz ou coucou à bosses estampillé (sous les sous-caudales) Frank Gratkowski.

Engageant, l’enregistrement peine malheureusement à tenir ses promesses. C’est que l’étrangeté –  la rareté voire – des premiers sillons laisse peu à peu la place à un proto-folk sans entrain qu’alourdira encore un penchant pour le carnaval ou la grimace tribale. Tant pis.

Zeitkratzer : Songs (Bocian)
Enregistrement : Avril 2011. Edition : 2012.
LP : A1/ Krrr A2/ Bieps A3/ Children A4/ Sweet – B1/ Loop B2/ Waltz B3/ Sweet B4/ Groove
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

helium clench sieve


Autre référence Bocian, Sieve est l’œuvre du duo australien Helium Clench (David Brown et Tim Catlin). Guitares de tout acabit, préparées ou non, y servent une improvisation expérimentale qui crache, expectore ou grince à force d’interroger cordes grêles et mobiles rouillés. Comme l’ensemble manque de cohérence, le premier disque du duo en appelle un second.

Helium Clench : Sieve (Bocian)
Edition : 2012.
LP : 01/ Helium Clench 02/ Itchy 03/ Cork Interlude 04/ Destroy Occipital 05/ Fuzz Factory 06/ Sand Sellers 07/ Kitten's Dream 08/ Ring Accretion 09/ Wet Bells 10/ Wind Sieve 11/ Gathering of Shades 12/ Headstock Interlude
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

5 novembre 2013

Wrekmeister Harmonies : You've Always Meant So Much To Me (Thrill Jockey, 2013)

wrekmeister harmonies you've always meant so much to me

L’électroniciste J.R. Robinson (sous le nom-clin d’œil à Béla Tarr de Wrekmeister Harmonies) a l’habitude de bien s’entourer pour produire des disques qui marquent l’évolution de sa musique. Sur Recordings Made In Public Spaces Volume One il apparaissait au côté de musiciens de la Chicago Jazz Scene (Vandermark, McBride, Rosaly, Lonberg-Holm…). Aujourd’hui, si elle a conservée Lonberg-Holm, sa troupe de onze musiciens est nettement plus orientée metal et/ou bruit, puisqu’on y trouve Jef Whitehead (Leviathan), Mark Solotroff (Anatomy of Habit), Sanford Parker (Twilight, Nachmystium) ou Bruce Lamont (Yakuza).

Et là, question : est-ce un autre disque de doom metal qui commence en folk déviant avec l’harmonium de Jaime Fennelly et les instruments à cordes de Lonberg-Holm, Julie Pomerleau, Andrew Markuszewski et Chanel Pease (sa harpe tient d’ailleurs une place de choix) ? Peut-être, oui, puisque les orgues multiplient les couches et les boucles s’emparent des cordes... mais, quoi maintenant ? Un quatuor à cordes tout poli ? Et après (heureusement) les grosses guitares qui arrivent, avec des cris dedans, l’orage qui éclate avant qu’on en revienne à la harpe : la pire peur de tout le disque avec l’arrivée des violons, mais ça faisait partie du synopsis (folk > chambre > metal) de Wrekmeister Harmonies. Et c’est drôlement bien fait !

Wrekmeister Harmonies : You’ve Always Meant So Much To Me (Thrill Jockey)
Edition : 2013.
LP / DL : 01/ You’ve Always Meant So Much To Me
Pierre Cécile © Le son du grisli

14 février 2014

Voice Studies Expéditives : Aki Onda, Maurizio Bianchi, Bryan Lewis Saunders, Z'EV, Ludo Mich, AG Davis, Sindre Bjerga...

voice studies my dance the skull expéditives

9

Sindre Bjerga : Voice Studies 09 (My Dance The Skull, 2012)
Amateur de bruits en tous genres, Sindre Bjerga rassemble sur cette neuvième cassette de la série « Voice Studies » qu’édite le label My Dance The Skull deux performances, données à Moscou (en 2010) et à Stavanger (en 2011). Muni d’un micro et d’un ampli, il met au jour en dadaïste revenu du noise une série d’expérimentations que se disputent airs de fausset et grognements qui, s’ils semblent satisfaire le public, peinent à souffrir la comparaison avec d’autres de ses nombreux travaux (ses collaborations avec Robert Horton, notamment).

écoute le son du grisliSindre Bjerga
Voice Studies 09

10

Daniel Spicer : Voice Studies 10 (My Dance The Skull, 2012)
Chroniqueur à Wire, Daniel Spicer rend ici hommage à deux associés du Velvet Underground, Angus Maclise et Henry Flynt, au son d’une poésie musicale en face A (récitant sur les percussions d’Evie Spicer, se pose en héritier de Moondog), plus sonore en face B (faisant d’une courte phrase, « The Diamond Life », un motif capable d’accuser les assauts de sons additionnels que lui adressent Stewart Greenwood, Dylan Nyoukis, Ian Murphy, Duncan Harrison, Tom Roberts et Evie Spicer. Ainsi la tentative convainc deux fois.

écoute le son du grisliDaniel Spicer
Let The Body Attend (For Angus Maclise)

13

Ludo Mich : Voice Studies 13 (My Dance The Skull, 2013)
Artiste estampillé Fluxus qui collaborait récemment avec le couple Hjuler/Bär, Ludo Mich joue Odysseus Insanity, c’est-à-dire un de ses cauchemars (qu’il a l’habitude de souffrir devant public), puis glisse un hommage à Raymond Roussel au creux d’une improvisation libre de Djuna Michielsen, Barney De Krijger, Maarten Tibos et Krist Torfs. Au rapport : la première performance en impose, quand la seconde se laisse écouter.

écoute le son du grisliLudo Mich
Odysseus Insanity

14

AG Davis : Voice Studies 14 (My Dance The Skull, 2013)
Autre collaborateur d’Hjuler, le poète performant qu’est AG Davis signe-là des « stances à Sophie » qui pourraient bien perturber l’intéressée davantage que la convaincre. Ayant fui les borborygmes, les renâclements et les onomatopées, le voici engageant une bataille avec sa propre inspiration. Bruyante, sa poésie plie sous l’effet de souffles terribles mais ne rompt pas : voici même qu’elle invente d’autres langues étrangères avant d’oser quelques arpèges de guitare dans un délirant exercice de persuasion sonore.

écoute le son du grisliAG Davis vs 14
Sophie (Past I.)

15

Maurizio Bianchi : Voice Studies 15 (My Dance The Skull, 2013)
C’est en bonze ânonnant que Maurizio Bianchi se fait ici entendre sur bande, répétant une phrase sur les résonances de percussions de métal avant d’amorcer un chant inintelligible. Pas convaincu – c’est du moins ce qu’il donne à croire –, il abandonne sa tentative de nouer contact et retourne à ses percussions. Sur résonances, ses résidus parviennent sans lui à toucher amateurs d’indus frelaté et d’étrange – si ce n’est inquiétant – poésie.

écoute le son du grisliMaurizio Bianchi 
Voice Studies 15

16

Bryan Lewis Saunders, Z’EV : Voice Studies 16 (My Dance The Skull, 2013)
Parce qu’ils ont déjà plusieurs fois collaboré, ce « Me and my shadow » lancé à Z’EV par Bryan Lewis Saunders expliquerait-il (aussi) de quoi retourne leur relation ? Si rien n’est moins sûr, la cassette recèle quand même de beaux arrangements : souffles prolongés et battements de Z’EV contre susurrations d’un Saunders harcelé par le moindre fantôme à passer et à qui le percussionniste s’empresse d’insuffler la vie. La conséquence du geste sur le parleur angoissé est toujours efficiente.  

écoute le son du grisliBryan Lewis Saunders, Z'EV
Me And My Shadow

17

Aki Onda : Voice Studies 17 (My Dance The Skull, 2013)
On sait Aki Onda voyageur, et ses Voice Studies insistent tout en nous en apprenant : où qu’il se trouve, le Japonais écoute la radio de nuit, et même, l’enregistre. Ainsi, de tous les bruits du monde à passer par les ondes, Onda fait là un bouquet sonore : conversations en espagnol ou en arabe, infiltrations, parasites et sons indéfinis, tout concourt à dévoiler des vérités que l’on raconte et quelques mystères cachés derrière. Pas seulement vocal, la poésie d’Onda est celle de toutes qui s’en remet le plus à l’autre – un autre dont il ne cesse de transformer le concret et la parole.

écoute le son du grisliAki Onda
Radio 1

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28 novembre 2014

Spontaneous Music Ensemble : Oliv & Familie (Emanem, 2014)

spontaneous music ensemble oliv & familie

Enfermant désormais ses rééditions en élégants digipacks à volets, Martin Davidson n’oublie jamais d’y coucher quelques notes qui remettent la référence rééditée dans son contexte (musical, social, historique même). Ainsi, explique-t-il ici qu’Oliv & Familie (jadis sorti sur Maramalade, soit Polydor) est le troisième disque du Spontaneous Music Ensemble à avoir été édité, et aussi le premier à exposer un SME de cette taille.  

Dix musiciens – dont Trevor Watts, Evan Parker, Derek Bailey et Dave Holland –, auprès de John Stevens, pour l’enregistrement de Familie (deux versions) en janvier 1968. Sous influence japonaise (Davidson attire d’ailleurs notre attention sur le mouvement lent du gagaku), le groupe suit une partition dont les longues notes (voix de Pepi Lemer et Norma Winstone, flûte de Brian Smith) mettent à mal les lignes parallèles jusqu’à ce que le piano de Peter Lemer provoque les perturbations qui engageront les musiciens à abandonner la semi-composition pour une improvisation libre – qu'expressions concentrées, chutes de tension et éclats individuels, éloigneront peu à peu du bourdon qui composait sa trame.

C’est à neuf qu’a été enregistrée la première des deux variations d’Olive datant de l’année suivante. Aux voix, Pepi Lemer, Carolann Nicholls et Maggie Nicols, installent un autre bourdon, aux strates oscillantes, sur lequel Kenny Wheeler et Derek Bailey s’accordent bientôt avant de suivre les intérêts communs de Peter Lemer et Johnny Dyani : et le jazz gagne l’improvisation. Du même thème, Stevens fera tout autre chose encore en compagnie de Nicols, Watts et Dyani. Oliv II est ce quart d’heure que la voix et le saxophone alto s’approprient en douce. Leur dialogue, découpé, paraît écrit sous le coup de surprises. La composition instantanée que peut, parfois, être l'improvisation a-t-elle jamais aussi bien porté son nom ?

Spontaneous Music Ensemble : Oliv & Familie (Emanem / Orkhêstra International)
Enregistrement : 1968-1969. Réédition : 2014.
CD : 01/ Familie 02/ Oliv I 03/ Oliv II 04/ Familie (alternative ending)
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

5 avril 2015

TIT : Man of War (atrito-afeito, 2014)

tit man of war

Tout est dans le libellé : TIT (Total Improvisation Troop ou Troupe d’Improvisation Totale). Réunis autour de la pianiste Karoline Leblanc, une quinzaine de musiciens improvisateurs affrontent la matière. Toutes et tous accrochés à une horizontalité anxiogène, ils ne vont que rarement instruire le crescendo mais plutôt entretenir une couleur avant de lui dessiner de fines nuances.

Man of War est le premier set d’un concert donné à la Sala Rossa de Montréal en décembre 2012. La matière est solide et ne verse pas dans la surenchère. Une trompette (Paul Serralheiro) s’affranchit du territoire puis laisse les guitares (Alex Pelchat, David Dugas Dion, Alexandre Corbeil) envahir le cercle. Après une (re)tombée en silence, l’improvisation retrouve l’angoisse originelle, les miaulements d’un saxophone lointain (Geneviève Gauthier) attisant quelques frayeurs bien (re)senties. Plongées ligetiennes et saillies métalliques seront convoquées le temps de courts extraits de deux concerts donnés quelques mois plus tard à la Brique, toujours à Montréal. A suivre, me semble-t-il…

TIT : Man of War (atrito-afeito)
Enregistrement : 2012 & 2013. Edition : 2014.
CD : 01/ Man of War 02/ Titanium 03/ Lacemakers of Bedlman 04/ Salmagundi 05/ Closthesline 06/ Bird’s-Eye View
Luc Bouquet © Le son du grisli

6 juin 2015

Frank Denyer : Whispers (Another Timbre, 2015)

frank denyer whispers

Le français n’est pas ma langue maternelle, c’est d'ailleurs pour ça que je m’autorise quelques jeux de mots. De temps en temps. Oui, de temps en temps seulement. Comme ce jour où je t’ai dit « versatelle ». Nous écoutions Frank Denyer, compositeur britannique dont j’ignorais tout.

Cette voix de femme, tu l’as entendue toi aussi. C’était celle de Frank Denyer. Elle a fait mouche. Elle t’a piquée. Comme c’est beau, cette voix « si fragile ». Mais cette « fragilité » est-elle celle de Denyer ou celle de sa voix ? Elle a l’air de se cramponner derrière la fenêtre, à distance de nous, dans les frimas. C’est une leçon de courage, une leçon « des vies », comme dirait Rodrigo García…

La voix tient une note, et elle bat des mains pour accompagner son exploit : « d’où vient cette voix ? », tu m’as demandé, et « d’où je tenais ce disque, d’abord ? » et d’où venait ce « point » dans ma phrase qui disait et te prévenait même « bon, là, l’ennui point ». Ma jalousie, sans doute. J’avais à peine terminé ma phrase de jalousie que les instruments – non, ne sont pas arrivés mais – se sont fait entendre. C’était Whispers (dix-sept plages sur le CD) qui disparaissait. La voix s’est d’abord transformée en flûte (le shakuhachi de Kiku Day) et la flûte en petit orchestre (The Barton Workshop).

Le petit orchestre en cul de bouteille et le cul de bouteille en voix. Cette voix était celle de Juliet Fraser. « Encore ? », tu m’as demandé. Je t’ai dit que ça me rappelait Stimmung, que la voix de la fin (la voix de Juliet Fraser et non plus celle du compositeur, après tout tu n’as qu’à faire des recherches et au moins lire les indications inscrites sur le digipack) valait mieux que la voix du début (pour te prouver que non ma jalousie n’a rien à faire là-dedans, que ma jalousie n’est pas une histoire de musique, que quand c’est une femme qui chante ma jalousie n’a pas lieu d’être, etc.) et que ce disque, Whispers, je le tenais de là. Et je posais mon index sur mes lèvres.

Frank Denyer : Whispers (Another Timbre)
Edition : 2015.
CD : 01-17/ Whispers 18/ Woman with Jinashi Shakuhachi 19/ Riverine Delusions 20/ Two Voices with Axe 21/ A Woman Singing
Héctor Cabrero © Le son du grisli

5 septembre 2015

Matthieu Saladin : Esthétique de l’improvisation libre (Les Presses du Réel, 2014) / De l'espace sonore (Tacet, 2014)

matthieu saladin esthétique de l'improvisation libre

Au printemps 2010, Matthieu Saladin soutenait, à la Sorbonne, une thèse dont le titre, « Esthétique de l’improvisation libre », cachait un sujet passionnant : la naissance de l’improvisation européenne sous l’impulsion de trois ensembles de taille : AMM, Spontaneous Music Ensemble et Musica Elettronica Viva. Si elle respecte un « cahier des charges » universitaire – emploi de la première personne s’adressant à une audience, implication de cette même personne à persuader, démontrer… –, la thèse en question est aujourd’hui un livre tout aussi passionnant que son sujet.

Dans laquelle on trouve une citation d’Eddie Prévost (l’autre penseur de l’improvisation, avec Derek Bailey, dont le livre fait aussi grand cas) qui avoue que l’intention d’AMM était, à l’origine,  « dégagée de toute théorie, s’effectuant d’elle-même à travers un processus où semblaient se mêler radicalité esthétique et tâtonnement ». Mais les choses changent, dont Saladin expose alors les grands principes. Ainsi, quand AMM s’adonne à une self-invention – nécessité que Keith Rowe met en parallèle avec la démarche des plasticiens qui ne peuvent imaginer créer « à la manière » d’un autre artiste – mue par une recherche d’individualisation dans le son et même une certaine esthétique de l’échec (there is no guarantee that the ultimate realisations can exist, AMMmusic 1966), John Stevens impose, à la tête du SME, une improvisation collective plus volontaire et MEV affranchit ses membres (Alvin Curran, Frederic Rzewski, Richard Teitelbaum…) des convenances « du » composer.

Si les différents enjeux et les différentes méthodes permettent aux groupes de se distinguer, ils n’en démontrent pas moins quelques intérêts communs que Saladin examine dans le détail : nouveau rapport de la libre création musicale au collectif, au règlement, à l’expérimentation, à son environnement social et politique, même, auquel elle oppose bientôt ses propres vérités. Ainsi, depuis le début des années 1970 qui circonscrit cette étude, l’improvisation libre, obligée au constant renouvellement, se trouve-t-elle assurée d’actualité.

écoute le son du grisliMatthieu Saladin
Esthétique de l'improvisation (Introduction)

Matthieu Saladin : Esthétique de l’improvisation libre. Expérimentation musicale et politique (Les Presses du Réel)
Edition : 2014.
Livre, 13X17 cm, 400 pages, ISBN : 978-2-84066-471-0
Guillaume Belhomme © Le son du grisli



tacet 03 de l'espace sonore

Dans l’introduction qu’il signe au troisième numéro de Tacet, Matthieu Saladin, qui dirige la revue (et a coordonné son troisième numéro en collaboration avec Yvan Etienne et Bertrand Gauguet), explique que les textes d’auteurs et d’époques différents qu’on y trouve permettront au lecteur « d’arpenter l’espace sonore » « par l’étude ».

Ce sont alors, dissertant ou documentés, Alvin Lucier, Michael Asher, Seth Cluett, Eric La Casa et Jean-Luc Guionnet, Maryanne Amacher, Paul Panhuysen, Christian Wolff… qui, chacun à leur manière, fragmentent pour mieux le détailler un territoire qu’on prend en effet plaisir à arpenter. Afin de ne pas égarer le lecteur, Saladin a pris soin de glisser dans l’épais volume une carte étonnante, Sound Space Timeline 1877-2014, qu’il a élaborée avec Yvan Etienne et Brice Jeannin. Dépliée, celle-ci confirme que le territoire est vaste, qui va des terres de Thomas Edison à cette ancienne cuve de pétrole à la réverbération exceptionnelle récemment découverte dans les Highlands.

Tacet N°3 : De l’espace sonore / From Sound Space (HEAR / Les Presses du Réel)
Edition : 2014.
Livre / Revue, 429 pages, ISBN : 978-2-84066-717-9
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

14 septembre 2015

La Morte Young / Drone Electric Lust : Split (Dysmusie, Doubtful Sounds..., 2015)

la morte young drone electric lust split

Le vinyle que se partagent La Morte Young et Drone Electric Lust – deux supergroupes : Talweg / Sun Stabbed / Nappe contre Kjell Runar Jenssen, Lasse Marhaug, Per Gisle Galåen et Fredrik Ness Sevendal – requit les efforts d’un superlabel – six, s’il faut être précis : Doubtful Sounds, Apartment, Dysmusie, Pica Disk, Killer, Up Against the Wall, Motherfuckers!

Déjà, la tête vous tourne, et c’est maintenant le disque : lentement, un tambour régulier (dont les soubresauts marqueront les séquences de la « longue marche ») et des guitares qui rôdent mettent au jour les éclats aigus d’une voix qui ne demande qu’à gronder – la cage d’Erle n’est-elle pas faite de cordes-clôtures électriques ? Dans un magma plongée enfin, les drones ont obtenu leur revanche : la litanie n’est qu’un lointain souvenir. Mais on sait que l’avenir de La Morte Young n’est envisageable qu’en métamorphose : toute voix dehors ?

Un accordéon, enregistré sans doute, vacille sous les coups d’une batterie : est-ce lui qui s’occupera du bourdon dont Drone Electric Lust a, depuis le milieu des années 1990, fait son affaire ? Enterré par un autre double de guitares – qui rôdent, elles aussi, et chaloupent même –, on ne l’entendra plus : sur un swing lynchien, une voix perce qu’on tentait d’étouffer. Rabattu, le drone : c’est là une ballade de carnaval des âmes. L’étrangeté de la chose épouse celle de l’autre : davantage que le rapprochement, sur un même disque, de deux groupes qui opposent à leurs fortes guitares et batteries d’impénétrables vocalises, ce Split donne à entendre les deux faces d’une même, et transcendante, irritation.     

La Morte Young / Drone Electric Lust : Split (Doubtful Sounds / Apartment / Dysmusie / Pica Disk / Killer, Up Against the Wall, Motherfuckers!)
Edition : 2015.
LP : A/ La Morte Young : Cortex the Killer – B/ Drone Elctric Lust : Stjerneskuddenes Natt
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

9 octobre 2015

Interview de Milo Fine

interview de milo fine

La publication récente, chez Emanem, d’Earlier Outbreaks of Iconoclasm – double disque qui consigne d’anciennes bandes du Milo Fine Free Jazz Ensemble – nous incite à revenir sur le parcours du d’abord percussionniste certes mais touche-à-tout Milo Fine. Installé depuis toujours à Minneapolis, il forgea son art instrumental au contact de Steve Gnitka, Derek BaileyHugh Davies, Anthony Braxton ou encore Gorge Trio. De quoi revoir plusieurs fois ses façons d'improviser, comme le lui ont permis aussi les nombreux enregistrements disponibles ici... [ENGLISH VERSION]



… Enfant – j’avais aux alentours de cinq ans –, je me souviens de balades autour de la petite maison de mes parents, en proche banlieue – ils avaient déménagé du centre-ville de Minneapolis où je vis désormais –, en chantant Salt Peanuts de Dizzy Gillespie. Rien de surprenant puisque mon père, Elliot, était un musicien de jazz old school qui écumait les concerts, donnait des cours et a même publié une méthode de batterie, en plus d’avoir passé quarante-et-un ans dans le Minnesota Orchestra (quand celui-ci donnait des concerts de « pop », il était le gars à qui on passait un coup de fil pour tenir la batterie). Quant à ma mère, elle écoutait la radio, notamment WCCO, une station qui, à l’époque (et pendant des tas d’années), passait une musique plaisante, de bon ton, genre la pop de Perry Como et autres…   

Comment êtes-vous venu à la musique ? Par mon père, je lui ai emboîté le pas, mais dans la direction opposée – pour dire vrai, il ne m’a jamais poussé à devenir musicien. C’était un excellent batteur et percussionniste, et il adorait jouer, mais, en définitive, il était un « musicien professionnel ». Ce que je veux dire par là, c’est que la musique était une activité qui lui permettait de faire vivre sa famille. Pour moi, la musique était (est encore) autre chose ; aussi loin que j’ai pu le comprendre, une sorte de flamme intérieure à entretenir. Je n’avais aucune envie de faire de la musique mon métier ou faire ce qu’il faut pour parvenir à bâtir une carrière, dans le sens où on l’entend communément. J’ai passé la plus grande partie de ma vie à travailler en dehors de mes activités musicales pour payer les factures afin de pouvoir envisager le son sans faire aucun – en tout cas, avec le moins possible – de compromis esthétiques.  

A quel instrument avez-vous débuté ? Du point de vue technique, une marimba, à l’âge de six ans. J’en avais dix quand je suis passé à la caisse claire, ça a été ensuite la batterie tout entière au début de mon adolescence.  

Vous vous êtes essayé depuis à beaucoup d’autres instruments. Votre expression s’en trouve-t-elle modifiée lorsque vous utilisez la batterie ou, par exemple, le piano ? Les préoccupations esthétiques restent les mêmes, ou plutôt, dans un état de flux constant à plus d’un titre. Mais étant donné que chaque instrument a ses propres exigences techniques – pour simplifier : la batterie, quatre membres ; le piano, doigts et pieds ; les clarinettes, doigts et souffle – et, évidemment, produit des sons différents de ceux des autres, ils me mènent vers des horizons divers tout en m’informant, dans le même temps, sur eux-mêmes et sur mon processus de création.

Comment résumeriez-vous vos expériences de musicien – groupes, concerts, enregistrements – d’avant la parution de votre première référence discographique ? Pas grand-chose de mémorable, à vrai dire. Jeune adolescent, comme de prévisible je me suis intéressé au rock mais, au bout de quelques années, j’en suis revenu. Les groupes dont je faisais partie faisaient des reprises et les concerts consistaient essentiellement en l’animation de fêtes d’école ou de soirées (il y a même eu un défilé !). Le dernier de ces groupes dans lesquels j’ai joué était cependant un peu plus intéressant parce que nous reprenions des groupes moins connus des fans de pop et / ou qui ne s’étaient pas encore trop fait remarquer comme Paul Butterfield, Vanilla Fudge, Jimi Hendrix, Blood Sweat & Tears, et Cream. L’insatisfaction que j’ai éprouvée face aux limites du genre (pour ne pas parler de ma découverte de l’envers du décor du rock) correspond avec ma première rencontre avec le free jazz (OM de Coltrane et Mama Too Tight d’Archie Shepp) et avec Trout Mask Replica de Captain Beefheart. Ces disques m’ont amené à découvrir tout l’esprit de la période qui va de la fin des années 1960 au début des années 1970 et m’ont poussé sous des cieux plus prompts à l’improvisation et à plus de créativité aussi. Comme on peut l’entendre sur mon premier disque, Blue Freedom’s New Art Transformation (Shih Shih Wu Ai 1), qui date de 1972, ces cieux étaient constellés d’éléments de rock ; un rock plus aventureux et une fusion aux formes mouvantes mais dont les éclats s’estomperont – malgré d’inévitables réflexes et certains projets comme Teenage Boatpeople, ressuscités en 2009 après presque trois décennies d’absence – dès l’année suivante. Avant cette première sortie sur Shih Shih Wu Ai, il y eut aussi celle, à peine semi-officielle, de ce LP sur lequel on m’entend dans la section de percussions du groupe de mon lycée, jouant le répertoire habituel d’alors ; et pas si bien que ça, si j’en crois mon souvenir (J’ai d’ailleurs encore une copie de ce foutu machin !).

Comment avez-vous rencontré Derek Bailey et quelle influence a-t-il eu sur votre façon de penser la musique ? Nous correspondions depuis quelques années et, comme ces choses arrivent souvent, il a organisé un jour une tournée par ici et m’a demandé si je n’avais pas quelques tuyaux. Si je n’ai jamais ressenti le besoin d’entretenir une amitié avec les bureaucrates des arts – même si j’acceptais qu’eux me contactent ; ce qui, bien sûr, étant donnée la nature d’une telle dynamique relationnelle, n’est presque jamais arrivé –, je me suis quand même trouvé à cette époque (1983) d’heureuses accointances avec Tim Holmes, le responsable (ou co-responsable, je ne sais plus exactement) d’une institution culturelle d’importance à Minneapolis – une institution qui, au passage, m’avait plus tôt banni parce que j’avais eu l’audace d’adresser une lettre à son conseil d’administration afin de l’informer de la débilité politique d’un de ses conservateurs adjoints. Ah, la hargne effrontée de jeunesse ! Tim était donc prêt à accueillir Derek. Au cours de nos conversations, j’ai proposé à Derek de partager l’affiche et/ou de collaborer avec The Milo Fine Free Jazz Ensemble (c’est-à-dire Steve Gnitka et moi) tout en lui faisant comprendre qu’il n’était en aucun cas question de l’obliger à partager l’affiche ou à jouer avec nous s’il voulait conserver cette date – j’ai été très clair à ce sujet en lui disant que si cela ne l’intéressait pas, nous n’en n’aurions pas été offensés. Mais Derek était si charmant, il a accepté. Nous nous sommes alors rencontrés, nous avons traîné ensemble et puis joué. Une rencontre agréable, à tous les égards. (je dois faire ici deux apartés, en relation avec l’poque dont je parle ici. Le premier est qu’à un moment donné, Derek m’a dit que c’était plutôt sympa de traîner avec un « vrai Américain ». Je ne lui ai pas demandé la signification de sa phrase, mais j’ai cru comprendre que, contrairement à d’autres Américains de ses associés, avec leurs réseaux et parfois plutôt gâtés, moi, avec ma vieille voiture pourrie, mon drôle d’appart et ma manière d’être, tout ça était plutôt rafraîchissant pour lui. Second aparté : j’ai surpris un jour une conversation entre Derek et Tim au sujet de leurs lectures de voyage. Les paroles de Derek, une sorte de description narrative avec des tas de digressions, philosophiques, etc., m’a complètement fasciné. C’est là que j’ai découvert Robert Musil – avec L’homme sans qualités –, dont le travail est, par la suite, devenu vital pour moi. Entendre Derek, comme d’autres musiciens européens, m’a procuré de l’énergie pour avancer. En un certain sens, son approche, que l’on a appelée non-idiomatique, a mis au jour un lien plus évident avec certains aspects de la musique classique contemporaine et de la musique électronique que n’avait pu le faire la plupart du free jazz américain. J’étais déjà tombé sous le charme de ce qu’on appelle la musique moderne en général – Blue Freedom’s New Art Transformation en donne la preuve, sur lequel on ressent l’influence de la musique électronique et celle de la musique concrète –, mais ça a été un choc. Et puis, comme je commençais à me désintéresser des structures formelles pour m’intéresser à la place au matériau qu’on pouvait en dégager, son travail m’a servi de catalyseur supplémentaire qui m’a aidé à larguer les amarres. Je dois préciser que, bien que naturellement à l’écoute des aspects singuliers que j’entends chez d’autres musiciens, je me suis toujours interdit de les imiter. Et bien que l’approche de Derek, changée en « école » ou envisagée comme de nouvelles fondations, a servi certains musiciens, le résultat s’est le plus souvent avéré décevant : manquant d’originalité ou de consistance ; l’anathème d’une chose qui frisait pourtant le génie créatif ; qui engageait à trouver et exploiter sa propre voix.

Cette expérience avec Bailey et votre longue collaboration avec Gnitka vous ont-elles incité à vous essayer à la guitare ? A vrai dire, je me suis essayé à l’instrument – pour m’en faire un instrument supplémentaire – avant Gnitka (c’est-à-dire avant 1975) et puis ensuite dans les premiers temps de notre collaboration – je me souviens d’une soirée où nous avions joué en duo, moi à la douze cordes, et au terme de laquelle j’avais les doigts en sang. Mais je ne sais combien de temps a duré cette approche. Peut-être deux ans, ou un peu plus. En plus de la douze cordes, il y avait aussi deux six cordes, l’une acoustique, l’autre électrique. Je les avais trouvées pour pas cher (et elles le valaient bien !) ou chez des amis. L’une des deux acoustiques, si ce n’est les deux, a fini par être détruite pendant des concerts : il m’arrivait d’être un peu « théâtral » de temps à autre. Pendant cette approche de la guitare, quand j’ai entendu Derek pour la première fois – ça devait être au début des années 1970 –, j’ai essayé un temps d’intégrer certains aspects de son univers sonore dans mon jeu. A cette époque – j’étais encore assez jeune mais, malgré tout, un autodidacte confirmé –, je n’avais pas compris que l’incroyable facilité avec laquelle il jouait ne provenait pas seulement de son savoir-faire technique et de sa connaissance de la guitare en elle-même, mais aussi de l’esthétique de Webern. Donc, comme j’avais coutume de le faire, j’ai continué de jouer de la guitare à ma façon jusqu’à ce que je comprenne que je ne tenais pas à aller plus loin à l’instrument. J’ai alors offert ma guitare électrique à Gnitka en lui disant que, comme il jouait tout ce que je pouvais imaginer pour l’instrument, il ferait bien de la garder pour lui. Il l’utilise d’ailleurs encore aujourd’hui.  

Avec d’autres improvisateurs britanniques, vous avez enregistré Ikebana au printemps 2003. C’est le premier disque que j’ai entendu de vous. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur ce disque et reste-t-il un exemple de la manière dont vous improvisez aujourd'hui ? Ah, tu m’as donc découvert sur le tard… Mais bon, comme on dit, mieux vaut tard que jamais ! C’est vraiment un document plein de charme et, oui, il représente bien mon intérêt pour – dans l’attente de trouver une définition plus juste –  la « mature egalitarian instant composing » ; chacun d’entre nous est meneur ou suiveur selon le moment et, et c’est particulièrement évident dans un grand ensemble, s’emploie au contrepoint, à la juxtaposition ou même à l’indéterminisme au gré d’interactions plus franches (notons par exemple qu’après le concert qui a donné April Radicals, la première pièce du premier CD d’Ikebana, Tony Wren m’a dit qu’après ma première intervention au piano, il sentait, de manière très subtile, que mes partenaires avaient été libérés pour avoir vu concrétisé ce que je leur avais plus tôt dit attendre du concert – chacun de nous représentait des décennies et des décennies d’expérience, qu’il ne nous restait plus qu’à appliquer pour jouer –, et c’était bien mon intention. Je ne voulais pas que ces concerts intéressent seulement par sa simple collection d’invités). Mais la musique d’Ikebana ne représente pas toutes les aires dans lesquelles me conduisent les muses. Il y a des dizaines d’années, dans une chronique de Get Down! Shove It! It’s Tango! , Bert Noglik a écrit avec perspicacité que le nom de groupe, The Milo Fine Free Jazz Ensemble, ne – là, je cite – « rendait pas vraiment justice à la largeur et à toute l’étendue de son expression. » D’un autre côté, je n’ai jamais vraiment été intéressé par un éclectisme décidé, même si je pratique, en postmoderne ou post-postmoderne, parfois le pastiche. Quand tel ou tel estime que mon travail consiste à rapprocher l’intuitif et l’intellect en un flux continu, c’est (en grande partie) exactement ça et, souvent (heureusement !) cela me surprend presque autant que cela peut surprendre l’auditeur.

Est-il difficile, pour un improvisateur habitant Minneapolis, d’entrer en contact avec d’autres musiciens ou avec des labels concernés par l’improvisation ? Avez-vous vous déjà pensé vous installer à New York, Chicago, voire Londres ou Paris ? Les principales difficultés liées au fait que j’habite Minneapolis sont celles que j’ai délibérément créées pour moi-même. C’est-à-dire, mon impossibilité à aller me vendre, courir les relations et entretenir des réseaux. Pour ce qui est des maisons de disques, on peut les contacter par email, et comme je n’avais pas (et n’ai toujours pas) le goût de ces choses-là non plus, cela a pu me coûter un peu. Au tout début, j’ai eu des échanges très amicaux avec Ed Michel du label Impulse! qui, bien sûr, m’a conseillé de déménager à Chicago ou à New York. Un peu plus tard, je suis entré en contact avec le Creative Music Studio puis, si mes souvenirs sont bons, avec Jay Stickler du Jazz Composers Orchestra Distribution Service (qui est devenu par la suite le New Music Distribution Service) pour faire un pas vers l’est. Mais plusieurs choses m’ont gardé de tout déménagement. Premièrement, un peu comme je n’ai jamais souscris à l’ordre naturel des choses concernant la façon d’apprendre et de jouer d’un instrument, je n’ai jamais cru aux foutaises qui font de New York le centre du monde créatif. Deuxièmement, mon manque d'instinct carriériste m’aurait conduit dans une même impasse et, je pense, à la même gentille négligence que celle que j’ai connue ici. Troisièmement, c’est ici, en fin de compte – et ce même si je peux parfois le regretter – ma maison. Quatrièmenent, à cette époque, je ne tenais pas à abandonner Gnitka. Et puis, finalement, j’ai toujours trouvé à Minneapolis de fabuleux partenaires. Bien sûr, je suis toujours ouvert  toutes opportunités de tournées mais, pour toutes les raisons invoquées ci-dessus (pour ne rien dire des sommes que je demande pour ne serait-ce que m’y retrouver financièrement), ces opportunités se présentent rarement – enfin, quoi, des producteurs et organisateurs qui vivent dans les états voisins, qui savent que j’existe et que je vis à deux pas de chez eux, ne m’invitent jamais à venir jouer.

A Minneapolis, vous avez quand même trouvé de jeunes gens avec lesquels enregistrer un excellent disque, For Loss Of. Improviser avec Gorge Trio a dû être une autre expérience que celles d’Ikebana, j’imagine. Comment vous êtes-vous rencontrés, aviez-vous entendu ce groupe avant ? Vous arrive-t-il, enfin, d’écouter des disques bruyants ? Bien sûr, enregistrer For Loss Of a été une expérience totalement différente de celle qu’a été la création de la musique d’Ikebana. J’ai toujours été intéressé par l’indéterminisme, qui est fils de la simultanéité. Avec ce qu’on appelle l’aléatoire, cela fait partie intégrante de mon esthétique. Pendant un temps, j’ai pensé monter un projet qui aurait utilisé ces stratégies de manière intuitive et en utilisant l’overdubbing. Et puis, comme il faut que je m’en sorte financièrement et ne peux abandonner le travail en cours, sans connexion ni financement, j’ai dû renoncer à ce projet. Mais en 1999, une proposition du Gorge Trio m’a offert l’opportunité de m’y mettre. Mais avant tout, il faut que je vous raconte de quelle manière j’ai rencontré Chad Popple, John Dieterich et Ed Rodriguez. En 1995, quand Steve et moi nous installions pour entamer la balance avant l’un de nos rares concerts à avoir été largement annoncé, un jeune homme est entré et est venu me regardé, les yeux écarquillés. Etant donné que je n’ai jamais été du genre (et tant mieux) à attirer des admirateurs ou des groupies, je n’avais aucune idée de ce qu’il me voulait. Il approche alors, se présente, me raconte qu’il connaît bien mon travail (un événement assez rare en soi !) et qu’il ne savait pas qu’on jouait ce soir-là – il s’est avéré que Chad était le batteur d’un ou deux autres des groupes programmés dans la soirée – mais était ravi de me rencontrer. Je suis allé me faire une idée de son travail pendant sa balance et, bien que la musique ne m’ait pas fait grand-chose, son jeu de batterie m’a impressionné. Il m’a ensuite proposé de prendre quelques leçons de batterie avec moi (pendant de nombreuses années, les leçons privées ont été l’une des activités qui m’ont permis de vivre. Comme j’étais conscient qu’il ne s’agissait pas d’essayer d’apprendre à qui que ce soit les fondements de mon approche personnelle – ce qui n’intéressait ni les étudiants ni moi-même –, je me dispensais des cours de technique et de lecture à des étudiants débutants jusqu’à intermédiaires). J’ai pu donner à Chad ce genre de leçon pendant un temps et puis, en apprenant à le connaître, nous sommes devenus amis. A partir de là, j’ai rencontré John, Ed et leur ami commun Nathan Smith et, avant ou juste après le temps où m’a été faite la proposition d’enregistrer avec eux, j’ai assisté à un agréable concert du Gorge Trio et sans doute écouté des enregistrements de séances ou de concerts...



... Pour ce qui est des spécificités de For Loss Of, elles viennent de leur façon de travailler en combinant ou assemblant, traitant et éditant des extraits de plusieurs séances d’enregistrement, auxquels ils m’ont demandé d’ajouter des pistes improvisées. Je leur ai proposé d’écouter la musique une première fois (sans prendre de notes), avant tout pour être sûr qu’il s’agissait là d’un projet dans lequel je voulais m’investir (ce qui a été le cas). Après quoi je leur proposais, une semaine plus tard environ, d’intervenir sur leur musique sans plus l’écouter. Je pense qu’ils étaient inquiets, mais ils ont accepté. Donc, une semaine plus tard, ils sont venus à la maison, ont installé leur matériel et ont enregistré mes participations dans les conditions du direct. Après quoi ils sont repartis avec les prises, les ont mélangées aux leurs, et m’ont apporté une copie de leur collage. J’étais un peu confus parce qu’ils avaient mixé mes interventions comme si elles avaient été jouées dans une pièce différente de la leur, comme cela était le cas d’ailleurs. Je leur ai dit que si c’était ce qu’ils voulaient faire publier, alors ils pouvaient tout aussi bien effacer ma piste. Ils sont donc retournés en studio, ont remixé le tout, et sont revenus avec un travail merveilleusement équilibré, en me disant le ravissement que leur avait procuré le fait de constater que mes contributions allaient au projet comme un gant (et je dois préciser que je n’ai aucune mémoire « photographique ». Je ne me souviens pas, pas plus que je n’ai la moindre idée, de ce à quoi pouvait ressembler leur musique quand je jouais). Je me plais à penser que cela a été plus ou moins rendu possible par l’intérêt incessant que je conserve pour l’intuition dans mon travail. Si je mets mon égo de côté, cela souligne aussi la nature de l’indéterminisme, qui fait que les choses s’assemblent parfaitement ou, plus exactement, que nos expériences et nos facultés d’entrer en résonance transforment des éléments disparates en force d’un même flot. En 2000, après la sortie de For Loss Of, comme John et Chad avaient déménagés dans un autre état, Ed, Nathan et moi avons formé un trio le temps de quelques (superbes, je pense) concerts (malheureusement, la seule fois où j’ai pu jouer live ave John et Chad a été à l’occasion de quelques séances organisées chez moi alors qu’ils étaient de passage pour rendre visite à des amis). Je n’ai désormais plus de nouvelles de John et d’Ed, peut-être parce qu’ils ont déménagé très loin d’ici. Nathan, qui est astrophysicien et travaille dans l'Arizona (on peut l’entendre dans le premier disque de l’Ensemble qu’a sorti Emanem, Koi/Klops) donne des nouvelles de temps à autre, tandis que Chad et moi correspondons plus régulièrement. D’ailleurs, voici un bel exemple de réciprocité : alors que je recevais ta question à propos du Gorge Trio, Chad, qui réside aujourd’hui en Allemagne, m’a écrit en évoquant l’idée de m’y faire venir pour donner quelques concerts. Ça pourrait prendre du temps, c’est sûr, mais j’adorerais pouvoir avoir l’occasion de rejouer avec Chad devant un public. Pour ce qui est de ta question sur les disques bruyants, si tu penses à Persepolis de Xenakis, Cartridge Music de Cage, Le Livre des Morts Egyptiens de Henry, la fantastique musique cybernétique de Roland Kayn ou encore Atlantis de Sun Ra, Borbetomagus, etc., alors la réponse est oui, bien sûr. Mais si tu veux parler de la redécouverte du bruit par la jeunesse rebelle (la plupart du temps mâle) hormono-guidée, alors non, pas tant que ça. Avant tout parce qu’il y a là-dedans une surabondance de foutaises dans laquelle il faut barboter longtemps avant de trouver un truc valable. Et, à ce moment de ma vie – disons-le, qui tire vers la fin –, je n’ai tout simplement plus le temps ni l’énergie pour faire preuve d’un réel intérêt pour la chose. Il faut dire aussi que j’ai déjà de quoi faire, pour contenter mes oreilles et me maintenir en éveil, dans mon propre corpus et dans celui d’autres. Je dois enfin avouer que je trouve la redécouverte du « bruit » aussi absurde que celle du « silence » – « lower case », « EAI », etc. Oui, il a existé, et il existe encore, une musique incroyable créée sous l’une ou l’autre de ces bannières, mais les envisager/décrire comme des mouvements, des sanctuaires, des écoles ou, pire que tout, des dogmes, fait davantage pour leur dépréciation que pour la mise en lumière  leur, en règle général, importance dans l’expression par le son.

Vous dites ne pas avoir souhaité laisser Steve Gnitka derrière vous… Il est peut-être temps de nous conter l’histoire du Milo Fine Free Jazz Ensemble… Pourquoi, d’ailleurs, l’avoir qualifié d’ « ensemble » ? Malgré le fait que seuls deux des sept documents publiés entre 1977 et 1994 sous le nom de l’Ensemble donnent à entendre d’autres musiciens que Steve et moi, c’était véritablement un ensemble. Tout au long de l’histoire du groupe, qui s’appelait au départ Blue Freedom (et, plus tard, Freedom’s New Art Transformation), l’Ensemble consistait en un groupe de trois à six ou sept membres. Maintenant, quand j’ai commencé à jouer avec Steve, et puis comme nous avons souvent collaboré lui et moi avec d’autres musiciens, le duo a pas mal attiré l’attention. En fait, pendant quelques années, sans doute est-ce dû à l’énergie que nous avons mis dans notre travail, j’ai considéré notre duo comme la charpente du groupe, sur laquelle des invités pouvaient venir jouer ; mais cette impression s’est peu à peu effacée. Et puis, je dois le dire ici comme j’ai déjà pu le faire, The Milo Fine Free Jazz Ensemble n’était pas un nom avec lequel j’étais très à l’aise. Pour des raisons non-musicales, j’ai décidé de mettre un terme à mon travail avec Joe Smith et Rick Barbeau qui étaient, à l’époque (je parle de 1973 ou 1974), les deux autres membres du Blue Freedom's New Art Transformation. Parce que Joe avait ajouté au nom de notre groupe ce « New Art Transformation », il a estimé, quand nos chemins se sont séparés, que le nom du groupe lui appartenait ; en tout cas au moins à moitié et m’a fait savoir qu’il n’hésiterait pas à me poursuivre si je continuais à l’utiliser. J’imaginais bien qu’il bluffait mais, pour me prévenir d’une telle stupidité, j’ai décidé de mettre mon nom en avant afin que personne ne puisse plus jamais me le disputer – avec le recul, je me dis que scinder le nom en deux aurait été raisonnable. Mais étant donné que j’étais le seul et unique membre d’origine de ce groupe, ayant fait tout le sale boulot – trouver des concerts, programmer des répétitions, faire un peu de publicité (des posters, des calendriers de nos concerts – j’ai alors pensé que j’étais en droit de récupérer le nom dans son entier. J’en ai parlé à Mark Maistrovich, un guitariste avec lequel j’avais commencé de travailler, et il était d’accord avec la mise en avant de mon propre nom ; ça a été pareil pour Anthony Cox, qui est arrivé un peu après. Enfin, je devrais préciser qu’ils ont été d’accord au début. Inévitablement – c’était prévisible –, c’est peu à peu devenu quelque chose qui les gênait, tout comme cela a été le cas pour Gnitka, à qui ce nom convenait au début mais a agacé ensuite. Et puis, même s’il évoquait une influence, le terme « free jazz » était, comme l’a fait remarquer Noglik dans son astucieuse observation, plutôt mal approprié. Mais après tout, qu’est-ce qu’on trouve derrière un nom ?

Je n’ai jamais entendu parler de Joe Smith… Des disques à nous recommander ? Je ne crois pas qu’on le trouve facilement sur des enregistrements publiés, ce qui est dommage car, quand il est dedans, c’est un joueur épatant. Il l’est d’ailleurs sur la première sortie Shih Shih Wu Ai, mais j’ai moins d’estime pour un LP qu’il a enregistré avec l’Am-Am Trio une quinzaine d’années plus tard – dans mon souvenir, c’est la faute à la musique dans son ensemble plus que celle du jeu de Joe en particulier. Il possède des centaines, si ce n’est des milliers d’heures de son travail sur des enregistrements privés ; la plupart relèvent de son intérêt pour la composition classique et la musique électronique, mais j’ignore absolument ce qui a pu être édité ou non.

Les enregistrements de l’Ensemble ont fourni l’une des premières références du catalogue Hat Hut. Comment êtes-vous entré en contact avec Werner Uehlinger ? Pour bien répondre à cette question, il faudrait que je te dise deux mots de mon activité de rédacteur de chroniques de disques. Je n’ai d’ailleurs qu’à citer un texte que j’avais écrit, à l’invitation de Fritz Novotny, sur l’un des disques de son Reform Art Unit, publié dans le 200e numéro d’Improjazz (Novembre / Décembre 2013). Je cite donc :
Ayant commencé à jouer de la musique (en dehors de mes activités scolaires) à l’âge de 13 ans, j’ai développé quelques années plus tard un intérêt pour l’écriture au sujet de la musique ; c’est une activité auxiliaire qui me suit depuis que je suis entré en improvisation, en 1969. Je me souviens de la naïveté de cette décision que j’ai prise de chroniquer sans vouloir en faire une carrière mais, plutôt, en pensant qu’en tant que musicien moi-même, je serais capable d’écrire sur ce thème avec une certaine perspicacité. (bien sûr, à cette époque, je n’avais pas compris qu’en général la perspicacité n’intéresse personne ; la preuve en est l’état actuel – en d’autres mots le vide sidéral, les louanges ou le relai des communiqués de presse – de la presse musicale. Et, malgré le fait qu’avec le temps j’ai ressenti de plus en plus de plaisir de jouer avec les mots et que mon style d’écriture est devenu de plus en plus sophistiqué (à défaut d’autre mot), j’ai cessé mes activités de chroniqueur à la fin des années 1990. J’en ai simplement eu marre de pisser dans un violon, pour ne pas parler des rapports avec des égos surdimensionnés). Dans mes jours heureux en particulier, j’avais faim de sons d’ailleurs, d’expériences vécues par les autres, envie de trouver l’écho de ma propre voix dans un contexte plus large ainsi que le désir de soutenir d’autres musiciens qui œuvraient dans le champ de la « nouvelle musique ». En conséquence, je n’arrêtais pas de débusquer de tout petits labels et des musiciens ou groupes moins connus.
Parmi ceux-là, il y avait Joe McPhee, et ses premiers enregistrements parus sur CJR. A l’époque, je tenais une chronique qui s’appelait New Music dans le Minnesota Daily (le journal du l’Université du Minnesota) où je parlais de ses disques. A partir de là, Joe et Werner sont allés écouter mes deux premiers LP – ce Blue Freedom’s New Art Transformation dont j’ai déjà parlé et Improvisations (Being Free) – et m’ont proposé d’enregistrer pour le label. L’histoire veut que l’idée d’origine de Werner était qu’Hat Hut ne publie que des œuvres de Joe mais certaines personnes le lui ont déconseillé, c’est pourquoi il est parti à la recherche d’autres musicien. Moi, bien sûr, j’étais aussi ravi que surpris – qu’un label défende activement ce genre d’esthétique, ça changeait ! Beaucoup de labels, dont celui de Werner pas si longtemps après, se tournent les pouces et profitent… Comme, à cette époque, je travaillais avec Steve depuis moins d’un an, Werner ne connaissait pas encore son jeu, mais, une fois qu’il l’a entendu, il l’a adoré, tout comme Joe. C’est comme ça qu’a commencé notre courte histoire (un peu plus de trois ans) avec Hat Hut, avec qui on a dû rompre parce qu’on ne tenait pas plus que ça à continuer de subir les caprices de Werner (et ceux de Joe, à l’époque).

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Il y a quelques semaines, Emanem publiait Earlier Outbreaks of Iconoclasm. Malgré tout l’intérêt que présentent ces documents, pourquoi ne pas faire publier de plus récents travaux ? Ces anciens enregistrements informent-ils encore de votre façon d’envisager la musique aujourd’hui ? Oui, je préférerais que l’on publie une musique plus récente, c’est pourquoi je me réjouis que de plus récents projets sont aujourd’hui en passe d’être édités (bien sûr, tout comme ce voyage en Allemagne dont je parlais, ces publications pourront être retardées par les vicissitudes de la vie). Quoiqu’il en soit, et pour diverses raisons, j’apprécie vivement que Martin (Davidson, ndlr) ait publié Earlier Outbreaks. D’abord, il s’est montré assez intéressé pour racheter ces bandes à Hat Hut – je ne savais même pas que Werner vendait son vieux catalogue. Martin m’en a informé et, comme il le fait toujours, m’a demandé s’il m’intéressait de les racheter. Je lui ai répondu que non mais que j’étais tout à fait d’accord pour que lui les rachète ; et puis, ces bandes quitteraient le giron de Werner pour celui de quelqu’un en qui j’ai entièrement confiance. Deuxièmement, tandis que Martin et moi discutions de l’éventualité de rééditer ces enregistrements, il a non seulement décidé de corriger la balance d’une des pistes de Hah (ce qu’il a fait) mais a aussi ajouté au disque deux enregistrements en plus, qui était sur la bande master mais que Werner n’avait pas publié. Troisièmement, comme il y avait trop de matériau pour sortir un seul et unique CD mais pas assez pour en presser un second, Martin a gentiment ajouté des enregistrements qui auraient dû sortir sur Horo en 1981 mais qui ne l’ont pas été dû à la disparition précoce du label. Comme je l’ai déjà dit ailleurs, 35 ans après avoir annoncé la sortie d’Against the Berayers, j’ai la joie de voir que When I Was 5 Years Old, I Predicted Your Whole Life a enfin vu le jour. C’est peut-être une lapalissade, mais cette musique forme un continuum d’hier à aujourd’hui ; elle évolue dans le même temps qu’elle mute ; allant de l’avant et se repliant sur elle-même. Je pourrais me perdre dans les détails en parlant des différences entre la musique que je faisais dans le milieu des années 1970 et celle d’aujourd’hui, mais je préfère laisser ça aux auditeurs attentifs.

D’autant que les concerts du Milo Fine Free Jazz Ensemble sont assez différents d’une date à l’autre. Vous parliez tout à l’heure de « muses » : quelle idée vous faites-vous de l’inspiration ? Vous faites-vous une idée précise du « comment » marche la création ? Non, bien sûr – et c’est tant mieux –, j’ignore comment marche exactement la création. Je sais en revanche qu’il faut lutter pour maintenir et nourrir l’impulsion de création. Pour moi, c’est une éternelle question d’ « accord intérieur », de connexion de mon travail avec ma vie de tous les jours – un retour de boucle, pour ainsi dire – pour que l’un et l’autre suivent une trajectoire saine (à défaut d’autres mots). Pour ce qui est du chemin parcouru entre hier et aujourd’hui, la variété des expériences nous ramène à ce qu’écrivait Nogilk. D’autant qu’elle varie au gré des façons de réagir de nos partenaires. Quand on travaille avec des gens en qui l’on a confiance, alors on peut compter sur ce qu’ils apportent à notre travail, ce qui étend les possibilités. A ce propos, c’est marrant de voir qu’un groupe qui avait pour nom Spontaneous Music Ensemble était en fait mené (de main de maître, reconnaissons-le !) par John Stevens alors que le Milo Fine Free Jazz Ensemble, quelle qu’ait été sa composition, a la plupart du temps fonctionné comme un collectif égalitaire.

Milo Fine, propos recueillis entre juillet et septembre 2015.
Photos : Andrea Canter & Stacey Graham.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

14 septembre 2016

Nurse With Wound : Dark Fat (Jnana, 2016) / Steven Stapleton, Christoph Heemann : Painting With Priests (Yesmissolga, 2016)

nurse with wound dark fat

En marge des relectures (Musique pour Faits divers par Brian Conniffe, Dark Drippings par M.S. Waldron) et des rééditions (Soliloquy For Lilith, Echo Poeme: Sequence No 2…), Steven Stapleton extrayait récemment de ses archives de quoi composer encore. Sur Dark Fat, des enregistrements de répétitions, de concerts voire de balances, datant de 2008 à 2016, sont ainsi arrangés en seize morceaux d’atmosphère comme toujours hétéroclite.

D’autant que Nurse With WoundStapleton, ici avec Colin Potter, M.S. Waldron et Andrew Liles – invite (ou emprunte des interventions à) à cette occasion une kyrielle de musiciens extravagants : Jac Berrocal, David Tibet, Lyn Jackson, Quentin Rollet ou Stephen O’Malley, pour n’en citer que cinq. Sous l’effet d’une hallucination qu’on imagine partagée, ce sont alors des pièces différentes – mais aussi inégales – qui composent, comme par enchantement, une suite d’impressions floues ou de souvenirs rêvés. En refusant à ses enregistrements-matériau le seul statut de document, Stapleton arrange là une autre forme de poésie (sonore) décadente qui, malgré tout, enivre autant qu’elle interroge.

dark fat

Nurse With Wound : Dark Fat
Jnana / Unit Dirter
Enregistrement : 2008-2016. Edition : 2016.
2 CD : CD1 : 01/ That Leaking Putrid Underbelly - Noble Cause Corruption 02/ Devil Dreamin' - Servants Of The Paraclete 03/ Congregatio Pro Doctrina Fedei 04/ Lost In The Ocean 05/ Banality With A Beat 06/ Whoosh (A Radicalized View) 07/ Doing What We Are Told Makes Us Free –CD2 : 01/ Congealed Entrance 02/ Devil Is This The Night 03/ Eat Shop Relax 04/ Rock N' Rolla 1959 05/ The Machinery Of Hearing 06/ I Put My Mouth To The Lips Of Eternity 07/ An Attempt By Badgers To Cull Worrisome Farmers 08/ Doing What We Are Told Makes Us Free (Embedded Version) 09/ Rock'n'Roll Station (Live)
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

steven stapleton christoph heemann painting with priests

L’élévation sera lente. Hypnotique toujours. C’est dans le contrat bien sûr. L’érosion sera lente. Le cœur battra sans peur de la chute. Un piano coincera la digression. Digression, attendue, mais ne venant pas. Les déplacements n’en seront pas. On voudrait y voir des salmigondis zébrés, des spasmes réguliers : on y supposera la désintégration mais ce ne seront, ici, qu’amorces, désirs non aboutis. S’agripperont matières et faisceaux sur la surface du fil sonore. Jamais ne délivreront l’espace, toujours l’étoufferont. Steven Stapleton & Christoph Heemann l’estoqueront alors d’un pesant silence.


stapleton heeman

Steven Stapleton, Christoph Heemann : Paintings with Priests
Yesmissolga
Enregistrement : 2009. Edition : 2016.
CD : 01/ Painting with Priests
Luc Bouquet © Le son du grisli

28 septembre 2017

Rock in Opposition X : Carmaux, 15-17 septembre 2017

rock in opposition 2017 le son du grisli

Trois jours de Rock in Opposition. Le 10e anniversaire de ce festival qui se tient au Cap Découverte, près de Carmaux, esquisse d’une certaine manière un bilan tout en annonçant, sans précision pour l’instant, une inflexion de la programmation pour l’édition 2018. Bilan surement ! La plupart des formations présentes cette année ont déjà foulé une, voire deux ou trois fois les deux plateaux de la Maison de la Musique du Cap Découverte (Wyatt Stage & Henry Cow Stage). La présente édition alignait des formations historiques qui ont été dans l’environnement de l’esprit du RIO de la fin des années 1970 à défaut d’y avoir milité (Faust, Gong, Slapp Happy) et d’autres qui, depuis près de vingt-cinq ou trente ans, se revendiquent de cet héritage (Miriodor, Cheer-Accident, voire Acid Mothers Temple, auxquels on peut adjoindre des groupes plus jeunes mais qui portent aussi cette filiation en étendard (Le Silo, Guapo, Aranis, ou A.P.A.T.T). Enfin, deux formations dont ce fut la première participation au RIO, qui jouent leur musique, présentent leur spectacle, sans revendiquer aucune filiation quelconque, tout en en croisant certainement l’esprit (musicalement pour In Love With, politiquement pour Trans-Aeolian Transmission).

Les historiques

Faust, le premier soir : autour Werner Zappi Diermaier et Jean-Hervé Péron, figure tutélaires du groupe, officiaient Amaury Cambuzat (dans le line-up du groupe à la fin des années 1990), Geraldine Swayne (qui y apparaissait dans les années 2000 finissantes) et le vielliste breton Maxime Manac’h, de la tournée américaine de 2016. Une prestation énergisante, alignant surtout de nouveaux titres issus du dernier enregistrement (Fresh Air, Chlorophyl…), de temps à autre des titres anciens (Mamie is Blue), des improvisations annoncées comme interactives en présence d'un public invité à formuler des onomatopées… En dehors de cet interlude avec l’audience, le concert fut dense, et la sonorité de la vielle à roue (même avec « la roue qui ne tourne plus » dans Poulie) apporte quelques effets de drones.

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Gong, le second soir. Enfin, le nom est historique ! Les musiciens britanniques (et brésilien en ce qui concerne le guitariste Fabio Golfetti) sont plus jeunes, et ont hérité de Daevid Allen le droit de conserver ce nom symbolisant toute une époque. Dirigé par Kavus Torabi (par ailleurs pointant dans Guapo), la prestation ne déçut pas les auditeurs qui ont eu l’occasion – maintes fois sans doute – d’entendre Gong dans les années 1970 avec son créateur, voire plus tard dans les années 2000 ! Elle emporta aussi l’adhésion des plus jeunes spectateurs. Il est vrai que ces musiciens étaient plus à l’aise dans leur rôle qu’en décembre 2014 où ils durent suppléer l’absence de Daevid Allen, quelques semaines avant son décès (concert de Sélestat, en première partie de Magma). Des reprises, principalement issues des albums Camembert électrique et Flying Teapot, côtoyaient des compositions récentes de la nouvelle équipe (Rejoice, Kapital… de l’album Rejoice ! I’m dead).

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Slapp Happy, le dernier soir.  Accompagnés à la rythmique par Jean-Hervé Péron et Werner Zappi Diermaier (présence justifiée : les deux musiciens œuvraient déjà dans Sort Of et Acnalbasac Noom en 1972 et 1973), les trois musiciens de la formation germano-américano-britannique eurent l’honneur de clore cette 10e édition. Peu de gens peuvent se targuer d’avoir vu sur scène le trio Dagmar Krause / Anthony Moore / Peter Blegvad qui ne s’était pas produit en public à l’époque historique. Reprise des titres d'alors (Casablanca Moon ou Mr.Rainbow, dédié à Arthur Rimbaud) et quelques titres plus récents de la fin des années 1990 (King of straw). Un moment poétique, sans doute tendre et émouvant, assez éloigné finalement de l’esprit de la plupart des prestations du week-end, plus électriques et volontairement plus dynamisantes.

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Les héritiers revendiqués

Aranis : la formation belge eut l’honneur d’ouvrir cette 10e édition. Quoiqu’elle ait déjà plus d’une douzaine d’années d’existence, elle m’était inconnue. Ce fut une bonne surprise et une entrée en douceur dans la programmation au son d'une musique essentiellement acoustique, sorte de musique de chambre à la croisée de celles des premiers Univers Zéro (en moins sombre) et d’un autre groupe outre-quiévrain, Julverne. Le quintet (Marjolein Cools à l’accordéon, Jana Arns à la flûte, Joris Vanvinckenroye à la contrebasse, Pierre Chevalier au piano, et Ananta Roosens au violon, en remplacement de la titulaire Lisbeth Lambrecht) offrit un set quelque peu paradoxal avec cette douceur lorsque l’on sait que le groupe a choisi de présenter son nouvel opus consacré à la musique de … Nirvana dont l’iconographie elle-même (la pochette de Nevermind) est utilisée dans la mise en image de la vidéo. Une réappropriation maîtrisée et créative grâce à des arrangements judicieux, avec parfois un clin d'œil adressé à certaines traditions médiévales.

Cheer-Accident, qui se présentait essentiellement en quartet basse / batterie / guitare / claviers avec l’apport épisodique d’un saxophoniste, semble pratiquer aussi la gymnastique. Leur musique, parfois bien charpentée et hargneuse (premier titre), sautillante, sait se faire caressante, flirte avec des atmosphères plus planantes et l’usage de la voix fait parfois penser à Richard Sinclair (Hatfield & the North). Elle compense, par l’utilisation d’autres instruments (la clarinette, la trompette) l’absence des (relativement) nombreux partenaires de leurs enregistrements, proposant des climats riches et renouvelés.  

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Le Silo. Ce trio japonais (Miyako Kanazawa, claviers et vocaux / Yoshiharu Izutsu, guitare / Michiaki Suganuma, batterie) de près d’une vingtaine d’années d’existence s’est d’abord impliqué dans cette édition de RIO en proposant un stage à de jeunes collégiens locaux, dont trois eurent l’occasion, un cours moment, de monter sur scène, en début d’après-midi, le samedi 16 septembre. Leur musique, plutôt rock et dense, mais aussi chaleureuse avec parfois des accents zeuhliens, est entraînante, menée par la faconde de la chanteuse. Malgré quelques passages plus apaisés, elle ne m’apparut toutefois pas toujours essentielle (je n’avais pas vraiment gardé souvenir de leur prestation au MIMI 2006 !). Un passage par un enregistrement studio me permettrait peut-être de nuancer cette impression. L’idée, développée lors de l’entretien post-prestation, de recourir à des compositions spontanées à partir, en autre, d’illustrations (d’oiseaux, ou de séries TV nippones tel Dr.Helicopter…). Peut être un atout pour leur originalité.

Line-up réduit à quatre musiciens pour Miriodor. Les inamovibles Pascal Globensky (claviers) et Rémi Leclerc (batterie), rejoints en 1995 par Bernard Falaise (guitare) et le jeune bassiste Nicolas Lessard, nous proposent en grande partie le contenu de leur dernier opus, Signal 9. Un set surtout marqué par une musique énergique, dense, faite de ruptures rythmiques, plutôt incisive, auquel le seul rappel offrit une approche plus nuancée. Certains spectateurs évoquèrent un groupe français des seventies, Shylock.

Acid Mothers Temple & The Melting Paraiso U.F.O. Le groupe de Makoto Kawabata ne faillit pas à sa réputation. Certes, il ne se relie pas (seulement) au mouvement RIO et toute sa discographie (les titres parodiques et pochettes détournées…) en témoigne largement : Zappa, Hendrix, Miles Davis, Pink Floyd, Black Sabbath, King Crimson, Klaus Schulze, Guru Guru, David Bowie nourrissent son imaginaire au même titre que Univers Zero ou Gong. Mais Gong, ce fut aussi une rencontre déterminante, au point d’enregistrer avec Deavid Allen (Acid Mothers Gong) et de reprendre couramment en concert des titres empruntés à Gong. Ce fut largement le cas, quoique dilué dans leur époustouflante prestation, lors du concert clôturant la seconde journée de cette 10e édition.

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La formation qui débuta la dernière soirée, A.P.A.T .T, est peut-être plus difficile à ranger dans un style particulier. Il est vrai qu’elle propose une musique variée, empruntant à diverses esthétiques musicales, un peu pot-pourri d’influences. Créée il y a une vingtaine d’années à Liverpool, alignant ici au Cap Découverte sept musiciens multiinstrumentistes habillés de blanc (short ou combinaison), elle propose un zapping sonore quelque peu ébouriffant entre la pop, Zappa, le rock progressif, alignant passages enjoués, voire sautillants avec des vocaux acidulés, et d’autres plus sombres, presque telluriques. C’est effectivement plaisant, mais ne réussit pas à vraiment susciter l’adhésion.

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Guapo, avant-dernier groupe de l’édition ce dimanche 17 septembre, sévit depuis plus de vingt ans et propose un rock progressif expérimental influencé par le jazz. Sa musique, parfois envoûtante sur disque m'a paru manquer de nuances : son parfois saturé, flûte inaudible, atmosphère remplie par les sons graves, trop brutalement assénés… Le groupe de trop, peut-être. Non qu’il soit inintéressant, au contraire, mais son esthétique musicale reste finalement assez proche de ce que nous ont donné la veille Gong et AMT, d’où cette impression de redite. Programmé plus tôt, on aurait pu mieux l’apprécier (mais l’impression de redite aurait sans doute rejailli sur une autre formation ?).

Et pour finir…

Après une quinzaine d’années aux commandes de l’Enfance Rouge, François R. Cambuzat s’est impliqué depuis près de 10 ans dans cette nouvelle aventure, le Trans-Aeolian Transmission. C’est d’abord un concept avec quatre entrées (voyager, composer, écrire, filmer) dont le concert est en quelque sorte une restitution opérée par Cambuzat et Giana Greco. Deux sets. Le premier, Xinjiang, Taklamakan & Karakoram, s’appuie sur des rencontres avec les Ouigours, peuple turcophone des régions occidentales de la Chine, leur culture, leur vécu, leur musique… Un film en retrace divers aspects, sur une musique retravaillée, empruntant des sons captés sur place et un travail instrumental, plutôt sombre, fait de grondements de basse, de riffs de guitares, de percussions métronomiques donnant à l’ensemble un caractère de musique shamanique plongée à la fois dans la tradition et les pratiques électroniques. Le second set retrace un parcours aventureux plus large, autour principalement du bassin méditerranéen, avec une musique sensiblement moins sombre.

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Enfin, In Love With. Un trio. Des musiciens peut-être de formation classique, mais émargeant surtout dans la scène du  nouveau jazz français et puis membres du TriCollectif. Les frères Ceccaldi (violon et violoncelle), le batteur Sylvain Darrifourcq, initiateur du projet. Un enregistrement, Axel Erotic, paru il y a presque deux ans, donnait le ton. A l’œuvre, ici, un nouveau programme autour du thème de coitus interruptus. Excitation et apaisement, trépidations ou rythmes lancinants augmentés de drone avec les cordes, halètements et respiration : le trio offre une prestation qui tient à la fois d’un rock presque épileptique que d’un jazz de chambre que certains qualifient de porn-jazz. Le rapport avec Rock in Opposition ? Peut-être l’importance des cordes (comme ce fut le cas pour Cardon, Hourbette et Zaboitzeff dans les premiers Art Zoyd ? Après tout, Michel Besset, directeur du festival, fut le producteur de la première édition de la Symphonie pour les jours… 

Pierre Durr © Le son du grisli

28 août 2018

Festival Météo 2018 : Mulhouse, du 21 au 25 août 2018

météo 2018

Le festival Météo vient de se terminer à Mulhouse. Moments choisis, et passage en revue des (cinq) bonnes raisons de fréquenter cet événement.

POUR ENTENDRE DE GRANDS ENSEMBLES QUI NETTOIENT LES OREILLES

Le vaste espace scénique de la salle modulaire de la Filature est empli d’un bric-à-brac insensé. Ils sont 24, les musiciens actuels du Splitter Orchester, qui vont prendre place sous nos yeux. Ce n’est pas une mince affaire d’organiser un tel déplacement. Il faut bien l’envergure d’un festival comme Météo pour offrir cette occasion. Cet ensemble, basé à Berlin, est composé d’instrumentistes et de plusieurs machinistes ou électroniciens. Deux batteries, aux deux extrémités du plateau. Des tables avec des machines parfois bizarres. Des platines vinyles. Un cadre de piano. Et aussi, plus classiquement, des cuivres, des bois, des cordes, un piano, des percussions. Mais pas de saxophone.

Splitter

Le Splitter est là pour deux concerts, deux jours de suite. Le premier est le résultat d’une résidence de création dans le cadre du festival, une composition de Jean-Luc Guionnet. Ça commence tout ténu. Marta Zaparolli promène parmi ses camarades un vieil enregistreur à cassettes. Elle saisit des sons, des textures. C’est tout doux, et puis blam ! Un bruit sec, violent, on ne l’a pas vu venir. C’est un coup de ceinturon en cuir, à toute volée, sur une grosse caisse d’une des batteries. Il y a des silences, des respirations, de courtes phrases musicales de textures terriblement riches et variées. Et blam ! La brutalité d’un ceinturon sur une batterie. Burkhard Beins ira même jusqu’à balancer au sol une valise métallique, qu’il tenait à bout de bras au-dessus de la tête. Il y a du contraste, et infiniment de retenue dans l’expression musicale. Si peu de notes alors que les musiciens sont aussi nombreux sur scène ? Une fois qu’on a accepté l’idée (et en sachant que le lendemain on réentendra le Splitter), on peut se laisser aller à l’écoute, renonçant à attendre plus de démonstration de virtuosité. La musique devient alors hypnotique, et l’écoute un exercice méditatif. La virtuosité des musiciens du Splitter se situe dans l’affolante combinaison de matières sonores dont ils sont capables.

Ce fut un deuxième bonheur de les retrouver le lendemain, dans un programme bien différent : une grande improvisation collective d’une heure. Oui, à 24, sans chef, simplement grâce à l’écoute de chacun et à cette passionnante palette sonore collective (24 musiciens, ça fait combien de duos possibles, de trios, de quartettes, etc. ? Y a-t-il un mathématicien dans la salle ?). Ça frotte, ça bruisse, ça respire, ça crisse, ça caresse, c’est d’une intelligence musicale complètement folle, aussi bien dans l’intensité que dans la retenue. Ce collectif est un éblouissement. Il est irracontable ? Diable merci, il sera écoutable ! Surveillez les programmes de France Musique. Anne Montaron a enregistré cinq concerts durant le festival, dont celui-ci. La date de diffusion, dans son émission « À l’improviste » n’est pas encore connue, ce sera sans doute début novembre.

Friche 2

Le Splitter n’était pas le seul grand orchestre invité par Météo. Nous avons aussi partagé la joie de jouer de Système Friche II, qui est la reconstitution du premier Système Friche. Sous la direction tantôt de Jacques Di Donato, tantôt de Xavier Charles, ils sont une quinzaine, allégrement réunis dans une liberté festive et débridée. Un régal.

POUR LES PETITES FORMES, A LA CHAPELLE SAINT-JEAN

À 12 h 30, la chapelle Saint-Jean accueille, dans sa lumière dorée, des concerts en solo ou duo qui font la part belle aux recherches sonores autour d’un instrument et aux explorations parfois les plus extrêmes. Cette année, nous avons successivement entendu le trompettiste (amplifié) Peter Evans dans une démonstration extrêmement époustouflante, ne laissant aucun répit à l’auditeur. Hurlements de moteurs d’une écurie de Formule 1, fracas d’un engin de travaux publics, il vous fait tout ça juste avec sa trompette. Presque plus de gymnastique que de musique.

Niggenkerper

Toute autre ambiance le lendemain, avec le solo de contrebasse de Pascal Niggenkemper, qui triture le son de son instrument à l’aide d’accessoires tels que abat-jour en aluminium, pince crocodile, petit tambourin, chaînette métallique. Ce pourrait être anecdotique. C’est totalement musical et construit, jouant de la maîtrise et de l’aléatoire. Délicieux.

Le violoniste Jon Rose a habilement dialogué avec lui-même : son solo, construit en réponse à des archives de sa propre musique, offre une belle complexité du propos musical.

R Hayward

Quatrième et dernier concert à Saint-Jean, le duo Robin Hayward / Jean-Luc Guionnet. Le premier possède une pratique du tuba tout à fait exceptionnelle. Jouant de micro-intervalles, il fait tourner ses phrases musicales en une longue montée, aux résonances subtiles, le souffle se faisant matière. Ça vous prend à la gorge tellement c’est fin et subtil. La suite en duo avec le saxophoniste, s’est jouée dans la plus grande écoute et concentration.

POUR LES AUDACES INDUS AUX FRICHES DMC

La vaste usine DMC n’est plus utilisée dans son entièreté pour la fabrication des cotons à broder. De grands espaces ont été délaissés par l’activité industrielle. Météo y avait organisé, pendant plusieurs années, de très beaux concerts et performances. Puis les normes permettant l’accueil du public se sont durcies, et l’accès s’est trouvé interdit. Une association, Motoco, a investi les lieux, qui se sont remplis d’ateliers d’artistes, et les spectacles y sont à nouveau possibles.

N Mitchell 2

Gros coup de cœur pour le solo de la flûtiste Nicole Mitchell. Elle joue avec les belles résonances de ce vaste lieu, conçu pour le travail et non la musique, elle fait gémir son instrument, y percute son souffle, démonte sa flûte, l’utilise par morceaux, puis revient à un jeu classique, sans jamais perdre le fil de sa phrase intensément musicale et cohérente. Le dialogue de la saxophoniste danoise Mette Rasmussen et de la vocaliste suédoise, née en Éthiopie, Sofia Jernberg était aussi très riche et complice, inventif et cohérent.

Jernberg-Rasmussen

POUR ENTENDRE LES LEGENDES POINTUES OU EN MARGE

Le poète, rappeur, écrivain et acteur Saul Williams, légende vivante pour tout un public, a littéralement porté le concert d’ouverture du festival. Il était l’invité du quartet de David Murray, il s’en est révélé l’âme vibrante.

Le public jazz ne connaît pas forcément This Heat, dissous en 1982, considéré comme un groupe culte par les amateurs de rock expérimental. Deux de ses fondateurs sont présents dans ce qui n’est pas une refondation du groupe initial, et qui s’appelle avec une belle ironie This is not This Heat. C’est eux qui ont clôturé le festival : hymne, énergie, hommage, fureur punk, grande musicalité, un feu d’artifice. Deux des créateurs du groupe initial sont dans This is not… : le multi-instrumentiste et chanteur (spectaculairement barbu) Charles Bullen, et l’incroyable batteur et chanteur Charles Hayward, à l’énergie cosmique et au sourire flamboyant. Il porte This is not This Heat avec une infinie vigueur chaleureuse.

On a aussi adoré l’entendre, la veille, en duo de batteries avec Tony Buck, un dialogue complice, fin, jouissif, énergique et respectueux entre les deux musiciens. Les regards qu’ils s’échangeaient et la lumière de leurs visages en disaient long sur leur euphorie musicale partagée (ce partage ne s’est pas toujours entendu dans certains des concerts que nous préférons passer sous silence).

Suryadi

POUR DECOUVRIR DES INCONNUS

Un dernier mot, puisqu’il faut choisir et conclure, sur l’étonnant duo indonésien Senyawa. Wukir Suryadi joue d’une collection d’instruments à cordes parfaitement inconnus ici, amplifiés comme de terribles guitares électriques, et à l’esthétique ouvertement phallique. Il utilise parfois un archet échevelé, aux crins en bataille. Nous sommes en pleine sauvagerie. Et c’est sans parler du chanteur, Rully Shabara, au look de bandit sibérien (je ne m’y connais pas du tout en matière de bandits indonésiens), torse nu sous sa veste, tatouage en évidence, grosses scarifications, bagouses de mafiosi, qui vous hurle ses chansons avec une fureur surjouée, usant de deux micros dont l’un trafique sa voix dans des infrabasses aux sonorités mongoles. Il termine le set survolté avec un grand sourire et un bisou sur le micro. C’était du théâtre. Et de l’excellente musique.

Anne Kiesel © Le son du grisli

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24 septembre 2012

Sabu Toyozumi : Kosai Yujyo / Jeff Shurdut : Bound and Gagged (Improvising Beings, 2012)

sabu toyozumi kosai yujyo

D’un batteur-percussionniste au parcours singulier (d’un inattendu big-band nippon de Mingus en passant par l’AACM, son duo avec Peter Brötzmann et ses récentes amitiés musicales avec Jean-Michel Van Schouwburg ou John Russell), nous découvrons ici neuf instantanés enregistrés récemment entre Bruxelles, Paris et Göttingen.

Dans tous les cas de figure, une constante s’impose : Sabu Toyozumi écoute, partage, s’attache à densifier la matière. On l’entendra ainsi s’amuser et prolonger les frasques vocales de Jean-Michel Van Schouwburg, craqueler les peaux ici, interpeler un son et ne plus le lâcher ailleurs. S’adaptant à toutes les situations (son iconoclaste manière d’envisager l’erhu, instrument traditionnel chinois n’y est pas étrangère), sensible ici, explosif ailleurs, Sabu et ses amis (mentions particulières aux spirales foudroyantes de Jacques Foschia, Audrey Lauro, Ove Volquartz) débordent, ici, d’une vitalité exemplaire.

Sabu Toyozumi : Kosai Yujyo (Improvising Beings / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2010-2011. Edition : 2012.
2 CD : CD1 : 01/ Kris’Wish 02/ The Last Feather 03/ Strongsth 1 04/ Strongsth 2 05/ Unknown Sketch – CD2 : 01/ Above Nino 02/ Raw Drink 03/ Sands’Witch 04/ The Göttingen Cadenza
Luc Bouquet © Le son du grisli

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Fidèle à ses habitudes, Jeff Shurdut fredonne bruit et fureur. Si sa guitare est moins tonitruante que d’ordinaire, son alto lacère sans anesthésie la chair vérolée. Son saxophone hurle un free jazz frauduleux, bombarde une transe offensante. S’enveniment maintenant des résonnances aux origines incertaines. Mais rien ne dure très longtemps. Il faut tout dire en trente-cinq minutes, douze plages et de fait, reprendre le chaos là où il s’était tu. Avec Jeff Shurdut, Gene Janas et Marc Edwards, on ligote, on bâillonne, on ignore tout de la fin du voyage, on navigue sans bouée de sauvetage, on descelle la cohérence et on y prend goût.

Jeff Shurdut, Gene Janas, Marc Edwards : Bound & Gagged (Improvising Beings / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2011. Edition : 2012.
CD : 01-12/ Bound & Gagged.
Luc Bouquet © Le son du grisli

2 février 2015

Jacques Demierre : The Thirty and One Pianos (Flexion, 2014)

jacques demierre the thirty and one pianos

Une autre fois, faire impression. Non plus seul mais en grande compagnie : face à Jacques Demierre, trente pianistes prêts à « exécuter » – tous ne joueraient cependant pas, prévient-il – et puis enregistrés au théâtre du Galpon à Genève le 9 septembre 2012.

En force, Demierre revient donc à l’instrument. En nuances aussi, qui interdiront la ressemblance aux trois parties de Thirty Pianos : carillon nourri de motifs répétés et tocsin transformé selon qu’on l’envisage dans le ventre d’un piano ou sur la table d’un autre ; allers-retours sur cordes créant un brouhaha fabuleux sur un mouvement de vagues ; chants de mécaniques qui jouent de roulements autant que d’expressions ravalées. A chaque fois, la démonstration est faite de la conductibilité du piano pensé par Demierre.

Comme en miroir, le pianiste retouche maintenant un enregistrement de concert (Paris, 15 octobre 2000). De Free Fight, un extrait donne ici une idée de l’exubérance. Seul, Demierre remue toutes les parties de son instrument – objectif qui nécessite quelques déplacements – dont tombent bientôt des notes sèches ou étouffées, des phrases déconcertantes, les bribes d’un langage parasite et même quelques flèches. Ainsi la machine rend-elle l’âme sous les coups d’une envie : « Il y a l’envie de comprendre l’expérience du piano en tant qu’expérience directe, envie d’entrer directement dans le phénomène. »



Jacques Demierre : The Thirty and One Pianos (Flexion)
Enregistrement : 9 septembre 2012. Edition : 2014.
CD : 01/ Thirty Pianos Part I 02/ Thirty Pianos Part II 03/ Thirty Pianos Part III 04/ Free Fight
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

18 septembre 2013

Peter Brötzmann Chicago Tentet : Concert for Fukushima (Pan Rec / Trost, 2013)

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Assez solides, les planches du Stadttheater de Wels, Autriche, pour accueillir, le 6 novembre 2011 à l'occasion d'un hommage aux victimes de la catastrophe de Fukushima, le Chicago Tentet de Peter Brötzmann augmenté de quatre Japonais de poids (Toshinori Kondo, Michihiyo Yagi, Otomo Yoshihide et Akira Sakata).

Les caméras de Pavel Borodin montrent tout de même qu'un invité chasse l'autre auprès de l'épaisse formation : Kondo, d'abord, se ralliant sur l'instant à la fougue qui emporte un hymne que l'on croirait illustratif ; Yagi, dont les kotos encouragent les vents à redoubler d'ardeur, et qui se recueillera seule sur les deux notes d'une berceuse, parenthèse refermée par un Tentet alarmant ; Yoshihide, cinglant d'abord à la guitare, puis occupé à de patientes recherches sur l'harmonie des lignes à l'invitation de Brötzmann, Vandermark et Gustafsson – un motif de trois notes qu'il mettra au jour et fera tourner relancera la furieuse machine ; Sakata, pour conclure, sur une pièce qui double souvent tel instrument privilégié : course d'alto entamée avec Brötzmann à laquelle feront écho Bishop et Bauer, puis clarinette couplée à celle de Vandermark, combinaison qui attirera tous les musiciens à elle.

Ce sont-là quatre paysages jouant d'éléments différents mais d'une force partagée, et de caractéristiques nées de leur rencontre : méditative, habile, espiègle, ardente.

Peter Brötzmann Chicago Tentet : Concert for Fukushima, Wels 2011 (PanRec / Trost / Metamkine)
Enregistrement : 6 novembre 2011. Edition : 2013.
DVD : 01-04/ Japanese Landscapes 1-4
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

16 mai 2014

30/4 (Fragment Factory, 2013)

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La « fabrique » de compilation est chose difficile – comme l’attestent la plupart des compilations éditées – mais Fragment Factory s’y adonne généralement avec soin, et même art – comme l’atteste cette compilation-là, trentième sortie du label, sur laquelle on trouve, subtilement agencées, des pièces diverses mais bruitistes toutes, singulières mais supportant le voisinage.

A l’origine, retourner à Hugo Ball, dont Joachim Montessuis interprète le Karawane d’une voix qui crache – l’aura-t-elle fait sur les costumes du public de la Fondation Cartier où il a été enregistré en 2012 ? – et mitraille.  Alors défilent quelques agitateurs notoires, beaucoup d’entre eux déjà présents au catalogue FF : AMK sur collages gonflés de field recordings, Michael Esposito (et son jeune fils) sur proto-indus tournant sous l’action d’EVP, Michael Barthel sur chants brillant ou pauvre mais l’un et l’autre travaillés, Aaron Dilloway sur parcours balisé de drones…

Déjà convaincante, la compilation gagne à en rajouter, sous l’effet de Michael Muennich, hôte qui vérifie si sa fantaisie noire est soluble dans l’eau. Au contact d’autres éléments, Krube entamera trop près du feu une courte symphonie pour instruments de bois quand Philip Marshall jouera de courants d’airs (en vérité, de vieilles cassettes trouvées) qui feront tourner des manèges à fantômes. Au contact d’autres spectres, Leif Elggren dictera à un alien qu’il retient le message qui rassurera ses proches. En conclusion – c’est-à-dire, au beau milieu de 30/4 –, GX Juppiter-Larsen brouillera tous les messages délivrés pour en exposer la substantifique moelle : noise créatif et intense fait de mille étrangetés.

COLLECTIF : 30/4 (Fragment Factory)
Edition : 2013.
CD : 01/ Joachim Montessuis: Karawane 02/ AMK : The Oxbow of Christ Night 03/ Aaron Dilloway : Final Date with Uss Urgo 04/ Philip Marshall : Mixtape  05/ KRUBE : Wenn ich die augen schliebe, sehe ich nichts mehr 06/ Michael Barthel : Unbekänntes (Klage 1) 07/ GX Jupitter-Larsen : Radio Abrasion 08/ Michael Muennich : Sekvenser (För Joel) 09/ Giuseppe Ielasi : Untitled. May 2013 10/ Michael Barthel : Die Diener 11/ Leif Elggren :Twenty One Twenty Two 12/ Michael & Basil Esposito : Witches in the Wheat  
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

30 janvier 2015

IKB Ensemble : Rhinocerus / Anthropométrie sans titre (Creative Sources, 2014)

ikb ensemble rhinocerus anthropométrie sans titre

Référence faite à l’International Klein Blue, l’IKB Ensemble devra, pour qu’on lui reconnaisse une identité, lui aussi jouer de nuances. En faisant, par exemple, changer son personnel – qui voudra s’en convaincre pourra passer d’une page Creative Sources à l’autre : Rhinocerus / Anthropométrie sans titre / Rhinocerus, etc. –, mais pas seulement. Certes, les lentes suspensions que décrivait hier Luc Bouquet sont là encore, comme les précautions collectives et les louvoiements individuels. Mais les mouvements fébriles n’interdisent pas les déplacements.

Sur Rhinocerus, c’est ainsi le violon d’Ernesto Rodrigues qui est à la manœuvre. Patiemment, l’archet – que double souvent celui de Guilherme – tire à lui les percussions chantantes de Nuno Morão et José Oliveira, l’électronique avaleuse d’aigus de Carlos Santos ou la shruti box de João Silva. De longues minutes passent, et puis vient le moment pour Rodrigues d’échanger le lot de murmures qu’il a collectés contre un rythme délicat. Si délicat qu’il ne peut devancer longtemps l’évanouissement qu’il avait à ses trousses.  

Si l’on tient compte du croquis reproduit dans le livret d’Anthropométrie sans titre, les musiciens de l’ensemble forment un demi-cercle à la gauche duquel on trouve Carlos Santos puis Maria Radich – dont la voix percera davantage. Ce sont eux, cette fois, qui semblent commander les interventions : celle du piano de Rodrigo Pinheiro, celle de la contrebasse de Miguel Mira… C’est un ballet, en quelque sorte, dont les transports et les bruissements répondent oui à la question suivante : est-il plus évident de céder à la tentation de disparaître lorsqu’on est si nombreux ?

IKB Ensemble : Rhinocerus (Creative Sources)
Edition : 2014.
CD : 01/ Rhinocerus

IKB Ensemble : Anthropométrie sans titre (Creative Sources)
Edition : 2014.
CD : 01/ Anthropométrie sans titre
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

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