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Le son du grisli
6 mai 2015

Maja S.K. Ratkje : In Dialogue w Eugeniusz Rudnik (Bôłt, 2014) / Ratkje, Wesseltoft, Norment, Galåen : Celadon (Important, 2015)

maja s k ratkje in dialogue with eugeniusz rudnik

L’exercice auquel se plie ici Maja Ratkje a plus à voir avec la conversation qu’avec celui du simple disque partagé. A ses côtés : Eugeniusz Rudnik, qui signe la première et la troisième pièce de cette référence Bôłt. Ratkje, en sandwich, trente minutes durant.

Trahissant un intérêt certain pour la voix humain, Rudnik en a fait son matériau. Deux compositions l’attestent : Divertimento (1971) et Breakfast on the Grass in the Cave of Lascaux (2002). D’un concret flagrant, la première pièce invoque la radiodiffusion pour faire œuvre de poésie et d’électroacoustique. La seconde, plus inquiète, superpose d’autres voix (celles, en l’occurrence, du Groupe de Musique de Bourges pour lequel Rudnik l’a écrite) qu’elle prendra soin de dénaturer.

Entre les deux, donc, Maja Ratkje compose à partir de samples qu’elle peut elle aussi modifier ou augmenter d'archives personnelles. C’est alors une rame de métro qui freine pour desservir une station : de ses portes ouvertes fileront des voix de toutes natures, des oiseaux caquetant et des collages obscurs. Un trait d’accordéon marque le centre de la composition, qui y trouve un peu d’envergure : la voix d’une danseuse tournant sur sa pointe nous parvient là d’une boîte à musique qu’aurait compressée César. C’est là tout l’intérêt du dialogue en question : la voix de Ratkje au-delà de celles de Rudnik

Maja S. K. Ratkje : In Dialgue With Eugeniusz Rudnik (Bôłt)
Edition : 2014.
CD : 01/ ER : Divertimento 02/ MR : In Dialogue with Rudnick 03/ ER : Breakfast on the Grass in the Cave of Lascaux
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

Maja S

Michael Francis Duch enregistra Tomba Emmanuelle, Maja Ratkje est elle aussi allée. C’était en 2013, en compagnie de Jon Wesseltoft (accordéon, orgue et harmonium), Camille Norment (armonica de verre) et Per Gisle Galåen (cithare et harmonium). Jouant de l’acoustique de l’endroit, le groupe confectionne un folklore évanescent qui emmêle voix et bourdons légers. Certes la méthode est facile, mais il lui faudra encore se garder de tout excès de lyrisme pour parvenir à séduire vraiment : c’est le cas sur Beneath the Bough, la première des trois pièces du disque.

Maja S.K. Ratkje, Jon Wesseltoft, Camille Norment, Per Gisle Galåen : Celadon (Important)
Enregistrement : mai 2013. Edition : 2015.
CD : 01/ Beneath The Bough 02/ The Green Flood 03/ Afterglow
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

16 mai 2015

Peter Ablinger : Regenstücke Vol. 1 / Regenstücke Vol. 2 (GOD, 2012 / 2013)

peter ablinger regenstücke

C’est pas pour rien, le parapluie – oui, gars, j’ai décidé de commencer par le second des deux volumes de ce duo de volumes de paire de disques de Peter Ablinger… C’est que ça tombe, et des cordes encore, mais des cordes qu’on aurait cellophanées, cotonnées, étouffées dans le gras de la goutte. Et maintenant que ça canarde, je m’aperçois que ce sont des cordes d’Ensemble… Sitôt remarqué, sitôt disparues !

Blang ! D’autres gouttes (mon frère) mais plus petites et des bouts de voiture qui passent. Quoi comprendre ? Stadtoper fut ma première rencontre avec l'Ablinger Kompositor (from Vienne). Et ça tombait bien. La voiture est un avion, m’en fiche, trop tard c’est écrit que c’est une voiture. De quelle manière un compositeur contemporain (oui, on est là dans le champ du classic’contemp’) peut-il demander à son « ensemble » « toi, gars, tu me fais l’avion » et « toi, le feu qui crépite sous la pluie ».

Blang encore face 2 !! Et c’est de la percu triomphante, combien qu’y sont ? que diable qu’en sais-je ? Mais ça goutte encore, ce qui rattache le truc au filigrane du parapluie parce que ça tombe. Vous me direz « il tourne autour du pluie », mais parce qu’impossible de décrire d’une autre manière qu’en me souvenant...

En me souvenant de cette fille embrassée sous la pluie, de ses lèvres rouges, de cette pluie qui tombe, de cette fille qui court sous la pluie, et de moi mouillé. Après quoi, le dodécacophonisme (d’orchestre) ou la tempête de clavier (ça, c’est le premier volume de Regenstücke. pas aussi beau que le second, mais pas mal quand même). Mais revenons à nos baleines : vous est-il arrivé de pleurer sous la pluie (pour une fille aimée, un enfant battu, un animal qui meurt.................) ? Non ? Alors Regenstücke 2 !

Peter Ablinger : Regenstücke Vol. 1 / Regenstücke Vol. 2 (GOD)
Edition : 2012 / 2013.
2 LP : Regenstücke Vol. 1 / Regenstücke Vol. 2
Pierre Cécile © Le son du grisli

17 juin 2015

Angles 9 : Injuries (Clean Feed, 2014)

angles 9 injuries

On pourrait dire d’Angles (sextette qui, augmenté, peut devenir octette ou nonette) qu’il est le groupe avec lequel Martin Küchen fanfaronne. Et encore : ses thèmes sont pratiques, au creux desquels le saxophoniste peut glisser d’autres plages d’inquiétude (Eti).

Sur Injuries, Angles joue donc à neuf. L’alto – parfois soprano contrefait – y vibrionne et tire parti de percussionnistes vaillants : vibraphone de Mattias Ståhl, batterie d’Andreas Werliin et même piano d’Alexander Zethson. Un écueil, toutefois : cet intérêt pour le flamboiement (qui rappellera ici Carla Bley, ailleurs Gato Barbieri) auquel le groupe quelquefois se brûle. Il fallait bien expliquer le titre donné à l’album.

Angles 9 : Injuries (Clean Feed / Orkhêstra International)
Enregistrement : 15 et 16 décembre 2013. Edition : 2014.
CD / LP : 01/ European Boogie 02/ Eti 03/ A Desert on Fire / I’ve Been Lied to 04/ Ubabba 05/ In Our Midst 06/ Injuries 07/ Compartmentalization
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

12 juillet 2015

Steve Reich, Ensemble Avantgarde : Four Organs / Phase Patterns / Pendulum Music (Karl, 2015)

steve reich ensemble avantgarde four organs

Je veux bien l’avouer aujourd’hui même si aujourd’hui c’est déjà trop tard. Quand Steve Reich y était, je n’y étais pas encore. Une fois que Steve Reich était parti, combien je l’ai attendu… Et je suis parti aussi.

Oui mais partir pour où ?, m’as-tu demandé – formerons-nous jamais un couple, un vrai, comme Steve Reich et Beryl Korot, Beatriz ? Là était la question, c’est vrai, puisqu’il s’agissait bien de lui mettre la main dessus pour lui poser des questions qui s’imposaient. Qui s’imposaient ?, m’as-tu demandé alors. Beryl poserait-elle à Steve des questions de ce genre ? Les Four Organs sont-ils quatre ou douze ? Sont-ils même des orgues et pas des accordéons étendus (de nos jours tout est possible) ?

Au lieu de répondre, Steve s’enfermerait dans son silence. Mais moi je te réponds. Donc voici mes questions : est-ce que l’Ensemble Avantgarde qui vous joue aujourd’hui vaut autant qu’un ensemble d’arrière-garde qui vous aurait joué hier ? Un accordéon vit-il en meute ? Et quand il est seul un accordéon retombe-t-il sur toujours ses pattes ? Est-ce d’ailleurs vraiment un accordéon que j’entends ? N’est-ce pas un basson populaire, ou un basson de Tour de France ? Et ce Pendulum Music, avec sa variation de volume et tutti quanti, Philip Glass lui aurait-il tout pris ? Et aussi (« enfin, s’il te plaît », me dis-tu, Beatriz) le décalage est-il la clef de voute du minimalisme ?

Cette dernière question, j’aimerais te la poser à toi aussi, Beatriz : « le décalage est-il la clef de voute du minimalisme ? » A la place, je te demande : « tu aimes ? » Mais tu es le Steve de notre couple et tu ne me réponds pas. Moi, Beryl, je te le dis : « c’est toujours beau, ce que tu composes. »

Steve Reich, Ensemble Avantgarde : Four Organs / Phase Patterns / Pendulum Music (Karl)
Edition : 2015
LP : Four Organs / Phase Patterns / Pendulum Music
Héctor Cabrero © Le son du grisli

17 octobre 2015

Joe McPhee : en conversation avec Garrison Fewell

joe mcphee garrison fewell conversation mars 2013

Cette conversation est extraite de De l'esprit de la musique créative, ouvrage dans lequel Garrison Fewell converse avec vingt-cinq musiciens improvisateurs, parmi lesquels, outre Joe McPhee, on trouve Wadada Leo Smith, John Tchicai, Steve Swell, Han Bennink, Irène Schweizer, Oliver Lake, Milford Graves, Henry Threadgill... Le livre paraîtra début 2016 aux éditions Lenka lente.

le son du grisli

GARRISON FEWELL : Au cours de ces conversations, je me rends compte que je discute souvent avec les musiciens du sens du mot « spiritualité ». Il est possible que des ambiguïtés existent autour de ce mot et ont fini par lui donner mauvaise réputation. Certains préfèrent ne pas en parler et laisser la musique l’exprimer seule. Selon moi, la racine de la spiritualité est « l’esprit », et je pense qu’on peut l’aborder et la vivre différemment, selon les individus, au cœur même de la musique créative.

JOE McPHEE : Et bien, quand vous parlez « d’esprit », je ne l’aborde pas de façon religieuse mais plus en envisageant le cœur, l’âme de la musique. Je ne sais pas d’où il vient mais il est là, quelque part autour de nous. L’ « esprit » est une sorte de force qui, en tant que telle, conduit la musique, il en est la source. Je ne conçoit pas de façon religieuse le terme d’ « esprit ».

GF : Je suis d’accord, même si c’est la connotation qu’on lui donne généralement. La spiritualité est partout, qu’elle soit en nous ou au-dehors, elle est là où on trouve l’inspiration.

JMP : Bien sûr. Elle peut avoir une connotation religieuse si on le souhaite, mais ce n’est pas obligatoire.

GF : Quelle est l’importance de l’esprit dans votre créativité ? Quel rôle joue-t-il dans votre approche de la composition ou du jeu ?

JMP : C’est la connectivité ou la continuité de l’être humain, de qui nous sommes et d’où nous venons, de notre histoire et de ce que sera peut-être notre futur. C’est un continuum. Je dirais que c’est également une possibilité d’aller de l’avant.

GF : Avez-vous une habitude ou un entraînement spécifique qui vous permette d’entretenir et de développer vos compétences créatives ?

JMP : Si je me lève le matin et que je suis capable de bouger et de prendre mon instrument afin de jouer, c’est tout ce qui m’importe. Je n’ai pas d’entraînement spécifique. L’habitude qui me pousse à répéter, c’est en général le prochain concert que j’ai de programmé ou la prochaine conversation, le prochain dîner que j’aurais avec mes amis et les musiciens avec qui j’ai la chance de faire de la musique. J’attends avec impatience le prochain moment, la prochaine fois. J’ai soixante-treize ans aujourd’hui, alors, le moment à venir est exaltant. (rires)

GF : Avez-vous déjà ressenti les pouvoirs thérapeutiques de la musique pendant un concert ?

JMP : J’aimerais pouvoir. Vous connaissez la citation d’Albert Ayler qui dit que « la musique est la force qui guérit l’univers » ? J’essaye de garder cela en tête. Et si il existe un moyen de projeter ce genre d’énergie à travers la musique et bien j’espère que c’est le cas car je crois sincèrement que c’est possible. Je pense que la musique a cette capacité. C’est une force très mystérieuse. C’est une vraie force éternelle, selon moi.

GF : Une force mystérieuse éternelle, j’aime cette image. Vous avez récemment enregistré un hommage à Albert Ayler (13 Miniatures For Albert Ayler, RogueArt). Je me suis demandé si vous aviez eu la chance de le rencontrer ou de l’entendre jouer.

JMP : J’ai eu la chance d’entendre jouer Albert plusieurs fois. Je ne l’ai jamais rencontré mais j’ai vécu une expérience le concernant. Je lisais un article à propos de sa musique dans Downbeat alors que je faisais mon service militaire, en Allemagne. Et je l’ai cherché. Le groupe de l’armée dans lequel je jouais est allé à Copenhague et je savais qu’Albert était passé par le club Montmartre. J’y suis alors allé, mais Albert et Don Cherry étaient déjà partis pour Paris, où ils devaient jouer au Chat Qui Pêche. Je ne l’ai donc jamais rencontré. Mais quand je suis rentré à la maison, je me suis lancé dans une véritable quête de sa musique. Quelques jours après ma sortie de l’armée, en 1965, je suis allé dans un magasin de disques sur la Huitième rue à New York et j’y ai trouvé une copie de son disque Bells, ce qui était fantastique pour moi. Enfin ce vinyle était devant moi ! Il y avait sur la couverture une peinture à la soie d’un coté, et alors que je le regardais, une voix au dessus de mon épaule m’a dit : « que pensez-vous de cette musique ? ». J’ai répondu : « Je ne sais pas mais je suis impatient de l’écouter, ça a l’air génial. » Et la voix a dit : « Et bien, c’est mon frère ». C’était Donald Ayler ! Il continue : « Je suis trompettiste » et moi je lui réponds : « Waouh ! Moi aussi je suis trompettiste ! » (à cette époque je ne jouais que de la trompette). Je lui ai alors expliqué que je venais de terminer mon service militaire et que j’étais très impatient d’entendre la musique d’Albert Ayler. Il a alors inscrit une adresse sur un bout de papier et il m’a dit « écoute, nous faisons une répétition, tu n’as qu’a venir », ce à quoi j’ai répondu : « Je n’ai pas ma trompette, et puis je dois vraiment prendre mon train, j’habite Poughkeepsie. » Je ne suis donc jamais allé à cette répétition !

GF : Il me semble que vous ayez choisi une autre route, ce jour-là.

JMP : Oui, mais j’ai entendu Albert plusieurs fois par la suite. Aux funérailles de John Coltrane, notamment. J’étais dans l’église, il y a joué, ainsi que le trio d’Ornette Coleman.

GF : Ayler est souvent cité comme musicien inquiet de spiritualité, ce qui se ressent sur « Spiritual Unity », par exemple. D’autres artistes sont certainement aussi concernés par la spiritualité mais ne tiennent pas à le montrer. Qu’est ce qui, selon vous, fait que dans la musique d’Albert Ayler, ou dans sa sonorité, nous reconnaissions cette veine spirituelle ?

JMP : En fait, la musique d’Albert, comme celle de John Coltrane, m’a touché. J’ai vu Coltrane en concert, en 1962, je crois, au Village Gate, et cela m’a remué au plus profond de moi-même. Il y avait avec lui McCoy Tyner, Evin Jones et Jimmy Garrison, c’était un peu comme être dans un avion, l’avion est sur la piste et au moment où il décolle vous avez une nette sensation, c’est ce qui s’est passé quand Coltrane est arrivé sur scène. Je n’arrivais plus à respirer, j’ai cru que j’allais mourir sur le moment. Je ne pouvais plus bouger. C’est ce que la musique d’Albert m’a fait également. Le son de son saxophone ténor est la raison pour laquelle je me suis mis à jouer de cet instrument. Bien évidemment, le son de Coltrane a joué un rôle aussi mais celui d’Albert m’a saisi d’une telle façon que je me suis dit : « Je veux essayer ». C’est la raison pour laquelle je joue du ténor, aujourd’hui encore.

GF : Merci pour cette confidence. Pour ma part, je vois la musique comme un cercle où l’inspiration inspire la création, et tout tourne en rond, tout étant connecté avec tout. Prenons par exemple « Old Eyes », l’un de mes morceaux préférés dans votre répertoire. Si je l’ai écouté de nombreuses fois, je n’ai réalisé qu’hier, en lisant les notes du livret, que vous l’avez dédié à Ornette Coleman. Il y a de cela cinq ans, je composais pour mon ensemble Variable Density Sound Orchestra, et l’ambiance émotionnelle de ce morceau m’a poussé à écrire une composition pour Albert Ayler intitulée Ayleristic. C’est là que le cercle de connectivité trouve son sens... Il me faut ainsi vous remercier pour cela.

JMP : C’est un cercle extensible, vous savez. Comme quand vous faites un ricochet dans l’eau. Vous jetez la pierre et observez ces cercles qui s’étendent à l’infini. C’est la même chose. Ca vous atteint de l’intérieur et ça touche tout le monde, ça touche tout.

GF : Quel rôle, selon vous, jouons-nous dans la société en tant que musiciens d’improvisation, compositeurs, ou joueurs de musique créative ? Y a-t-il eu des événements spécifiques, qu’ils soient sociaux ou politiques, qui vous ont un jour inspiré des créations ?

JMP : Pour moi, c’est dans le titre du morceau que se passent souvent les choses. Je compose, j’improvise et parfois le titre vient plus tard. Par exemple, l’un des premiers enregistrements que j’ai fait pour CJR s’intitulait Underground Railroad. Quand j’ai commencé à jouer du saxophone, je n’ai pas attendu plus de quelques jours pour me rendre avec lui dans le club où j’avais l’habitude de jouer de la trompette. J’ai essayé de jouer et, bien évidemment, Albert était présent dans mon esprit. Ce qui est ressorti de l’instrument n’était probablement pas quelque chose de très sacrée. (rires) Les types qui étaient là m’ont demandé de ne jamais revenir avec ce truc, me suppliant : « S’il te plaît, c’est notre concert. On ne peut pas se permettre ce genre de chose ici ». Donc, pendant un an, je me suis bien gardé de revenir avec mon saxophone, mais après j’ai engagé tous ces musiciens pour Underground Railroad. Et bien sûr, les titres de l’album ont tous une explications : « Harriet », c’est pour Harriet Tubman, Denmark, ce n’est pas pour le pays mais pour Denmark Vesey qui était un esclave révolutionnaire. Et puis il y a « Underground Railroad », bien sûr. J’ai toujours pensé que si j’avais la possibilité de faire quelque chose, ce serait quelque chose dont les gens chercheraient la signification, et même qu’ils enquêteraient pour comprendre ce que ces titres veulent dire dans l’histoire Africaine-Américaine. Nous étions en 1969, c’était l’époque du Mouvement des droits civiques. J’espérais à ma façon jeter une bouteille à la mer en espérant qu’elle puisse attirer l’attention.

GF : Dans les années 1960, une vraie lutte se déroulait sur tous les fronts afin d’offrir l’égalité, les droits, la justice et la paix pour tous, peut-être que cette musique n’aurait pas existé sous la même forme si l’histoire avait été différente. Avez-vous rencontré des obstacles sur votre route de musicien créatif ? Quelles sont les choses qui vous aident à maintenir votre créativité face à l’adversité ?

JMP : Vous savez, il y a toujours des obstacles. J’ai travaillé pendant dix-huit dans une entreprise de roulements à billes automobiles pour payer mes factures. Cela m’a permis de jouer la musique que je voulais sans avoir à faire de compromis. Je faisais ce que je voulais ! Des obstacles et des batailles à mener, il y en aura toujours. Aujourd’hui encore, la lutte pour les droits civiques n’est pas terminée. C’est une notion qui sera toujours d’actualité. C’est une lutte qui a un peu changé aujourd’hui, surtout avec le mariage pour tous et ce genre de choses, mais ça reste un problème de droit civique et c’est tout aussi important. On retrouve parfois cette notion dans les titres de morceaux de musique, d’autres fois dans ce qui se passe sur le moment, mais il faut toujours aller de l’avant, toujours essayer de franchir les obstacles quels qu’ils soient.

GF : Y a t-il, selon vous, un lien entre la musique créative improvisée et la tradition du jazz et du blues américain ?

JMP : Absolument. Je ne vois même aucune différence entre les deux. Je pense que c’est la même chose, cela vient du cœur, de l’âme. Les concernant, on dit souvent « jouer à l’oreille » ou « avec le cœur », je pense que c’est tellement vrai, tout est vrai. Le blues et la chanson sont liés sont des exemples de la connectivité dont vous parliez. Ca me rappelle un morceau, « Voices », que j’ai enregistré avec un ami guitariste en France, Raymond Boni.

GF : Je connais bien le jeu de Raymond Boni...

JMP : Et bien, nous avons joué « Voices » dans de nombreux pays, devant de nombreuses cultures différentes et tout le monde réagit à ce morceau comme s’il était fait pour lui.  Et c’est exact. C’est un morceau fait d’un peu de blues mais qui vient aussi de la musique gitane, tout le monde y trouve donc son compte. Il y a une universalité dans ce morceau dont je suis fier.

GF : Vous avez joué sur l’enregistrement de Clifford Thornton Freedom and Unity en 1967. C’était un excellent musicien et leader. L’un des buts de ces conversations est de rappeler à quel point les artistes qui ne sont plus là aujourd’hui ont contribué au développement de cette musique. Pouvez-vous me parler de votre expérience avec lui ?

JMP : Clifford a été d’une grande aide à mes débuts de musicien de jazz. C’est lui qui m’a amené la première partition écrite de jazz que j’ai jamais jouée. Avant, j’écoutais et je jouais sur les disques, mais avec lui je me suis mis à la lecture des partitions : nous avons travaillé Four de Miles Davis. Plus tard, j’étais avec lui quand il a acheté un trombone à pistons qu’il a utilisé sur certains enregistrements. Sur la couverture de Freedom and Unity, je crois qu’il y a un dessin de lui et de son trombone. En 1971, il enseignait à Wesleyan University et je l’ai invité à jouer en concert au WBAI. Il est venu sans son trombone mais avec un cor baryton, il m’a expliqué que son trombone avait été volé dans sa voiture. En 1979, alors que j’étais à New York, je me suis rendu dans un magasin d’instruments d’occasion et j’ai dit au vendeur : « Je cherche un trombone à pistons ». J’imaginais que l’instrument de Clifford était un King ou un Conn, et le vendeur m’a répondu : « Je n’en ai pas ». Mais dans la vitrine, il y avait des éléments d’un trombone et, dès que j’ai vu l’instrument, j’ai su que c’était celui qu’on avait volé à Clifford en 1971. Un ami était avec moi et je lui ai dit : « Je n’ai pas d’argent sur moi mais pourrais-tu l’acheter ? Peu importe le prix, je te le rembourse ». J’ai ajouté : « Il a une housse grise avec un tour marron, c’est l’instrument de Clifford. » Et c’était bien son instrument. Je savais que Clifford était à Genève à l’époque, je l’ai donc appelé et lui ai demandé : « Le numéro 872, ça te dit quelque chose ? » Il m’a répondu : « non, c’est quoi ? » J’ai annoncé alors : « C’est le numéro du trombone qu’on t’a volé ». Lui et moi étions probablement les deux seules personnes au monde capables d’identifier cet instrument car j’étais avec lui quand il l’avait acheté et c’était un modèle spécial. En fait, il n’a pas voulu le récupérer, il m’a donc dit : « Garde-le, tu n’a qu’à en jouer ». Je l’ai donc gardé et depuis je joue avec. Dans le Chicago Tentet, par exemple, et j’ai aussi enregistré avec.

GF : C’est une belle histoire.

JMP : Ca, c’est spirituel ! Je l’ai trouvé ou lui m’a trouvé, je ne sais pas !

GF : C’est le cercle de la créativité.

JMP : Ouais…

GF : Une autre question : pensez-vous approcher l’improvisation de façon différente selon que vous jouez seul ou en groupe ?

JMP : Oui, la différence est énorme. En groupe, je réalise que je ne suis pas seul et que je dois partager l’espace. C’est ce qu’il y a de plus important. Tout devient démocratique et, en même temps, cela demande un effort de groupe. Il ne s’agit pas de moi, il s’agit de la musique. Quand je joue seul, je peux manipuler le temps et l’espace comme je veux, mais en groupe, il ne s’agit plus de moi mais de nous tous.

GF : Il y a quelque chose de magnifique aussi dans votre façon d’écrire. Sur Tales and Prophecies avec André Jaume et Raymond Boni, vous avez écrit à propos de l’improvisation collective : « Dans le contexte d’improvisation de groupe, où rien n’est  prédéterminé, c’est un peu comme poser des feuilles sur un courant. »

JMP : Je travaille actuellement sur un recueil de poèmes. Peter Brötzmann va faire les illustrations et j’espère sincèrement qu’il sera publié assez rapidement. Son titre est A Leaf in the Stream of Time (une feuille sur le courant du temps). J’ai eu cette image d’une feuille qui flotte sur le flot de l’eau, nous la regardons aller à différents endroits, de façon aléatoire, et la suivons peu importe sa destination, découvrant de nouvelles choses au gré de sa route.

GF : Votre biographie fait référence au livre d’Edward de Bono intitulé Lateral Thinking: Textbook of Creativity, qui présente des concepts permettant de régler des problèmes en « perturbant un cycle apparent et en trouvant la solution en envisageant un autre angle ». Vous avez dit avoir appliqué cette façon de penser dans votre improvisation, notamment avec « Po Music ». Avez-vous encore quelque chose à ajouter à tout ce que vous avez dit ou écrit à propos de cela ?

JMP : Je travaille toujours sur la possibilité de voir les choses de l’intérieur vers l’extérieur, de bas en haut, et même tout autour, et je cherche toutes les possibilités possibles car plus je le fais plus je réalise que je ne sais rien, qu’il y a tant à découvrir encore rien qu’en regardant dans chaque petit recoin. Cela passe même par les instruments dont je joue. J’essaie actuellement de jouer de la clarinette, ce qui est très compliqué pour quelqu’un qui vient du saxophone. En fait, c’est surtout compliqué parce que j’ai commencé par le saxophone, je pense. Mais peu importe la difficulté, j’y arriverai. Je ferai quelque chose avec, même si l’approche sera peu orthodoxe, j’en tirerai quelque chose. Je peux faire de la musique avec n’importe quoi, je pense... j’espère.

GF : Votre palette de son est incroyable et vous avez joué avec tant d’artistes de renom dans la musique créative, qu’ils soient américains ou européens. Vous avez enregistré avec des musiciens français comme Raymond Boni, André Jaume, des improvisateurs anglais comme Evan Parker, Barry Guy, Paul Lytton et, bien sûr, avec l’allemand Peter Brötzmann. S’ils sont très différents les uns des autres, vous êtes capables de vous adapter en toutes circonstances. Est-ce un phénomène que vous avez cherché à acquérir ou qui a évolué naturellement ?

JMP : Je pense que c’est venu naturellement. Ce n’est pas quelque chose que j’ai particulièrement recherché. Mais, encore une fois, tout est lié à la notion de partage, d’écoute. Savoir écouter est selon moi très important dans ce voyage musical. J’ai appris de Pauline Oliveros et de sa philosophie du « Deep Listening » qu’il faut vraiment écouter en profondeur. Ecouter avec la totalité de soi-même, garder à l’idée que les bébés sont les meilleurs auditeurs et improvisateurs. Les jeunes enfants dés-aprennent peu à peu à  écouter, à improviser, à être libre... Une fois qu’ils vont à l’école, c’est fini. Au final, il faut écouter avec la totalité de soi-même.

GF : Concernant l’éducation des jeunes enfants, l’éducation cosmique me semble intéressante. Il s’agit de prendre en compte la vie de l’individu dans sa globalité plutôt que de lui apprendre telle ou telle habitude ou de lui faire mémoriser des informations. Pensez-vous que l’improvisation devrait être inclus dans l’éducation des enfants ?

JMP : Absolument ! Et tout de suite ! Le système éducatif de Poughkeepsie, où nous sommes, m’a appris la musique, mais mon père était trompettiste et j’ai d’abord appris avec lui puis ai fait partie du groupe du lycée public. Aujourd’hui, ils veulent retirer la musique de l’enseignement scolaire, c’est incompréhensible pour moi. A quoi pensent-ils ? Au contraire, laissons les jeunes improviser, essayer de nouvelles choses. Quand j’étais enfant, la plupart du temps on nous disait : « Non, non, il faut jouer ce qu’il y a sur le papier ! ». Tout le reste, je l’ai appris seul parce que je le voulais, mais ça ne faisait pas partie du programme. L’improvisation était reléguée à la dernière place. Quand j’ai joué dans la formation de l’armée, on nous disait encore : « Contentez-vous de jouer ce qu’il y a d’écrit ». On cherchait à nous contrôler.

GF : J’ai vécu une situation similaire à l’école, où j’étais inhibé par la façon dont l’improvisation était présentée. Il ne fallait pas être ouvert à la sonorité et écouter pour réagir à ce qui se passait. Hier soir, j’ai joué pour la première fois avec Jim Hobbs et Luther Gray en trio. Nous avons improvisé deux sets durant et sommes passés par toutes sortes d’ambiances, du minimalisme abstrait à de profonds grooves que nos cultures respectives semblent avoir en commun – qui sait d’où cela provient ? Quand on vit une telle connexion, improviser devient une expérience très forte. C’est compliqué à expliquer, mais c’est magnifique.

JMP : Et très libérateur. On ressent les choses même si on ne peut pas forcément les verbaliser. Mais croyez-moi, ça s’entend dans la musique, et très clairement. C’est également un sentiment universel puisque tout le monde, quelle que soit sa culture, quelle que soit sa langue, le ressent immédiatement.

GF : Avez-vous des idées qui permettrait de faire connaître davantage la musique créative dans la culture américaine ?

JMP : Nous devons simplement continuer à jouer et accroître notre présence. Il devient de plus en plus difficile de trouver des lieux de concert, mais je pense que ce n’est pas un obstacle si difficile à surmonter. On en trouve au bon moment, et on trouve quelqu’un avec qui partager ces choses-là, voilà tout. Il s’agit de partage, de contact humain. Nous n’avons pas besoin de grands événements. Je ne jouerai jamais au Yankee Stadium, ça ne m’intéresse pas de toute façon. J’aime les petits endroits, j’aime partir à la recherche de musiciens et les trouver, et ce pas forcément dans les grandes villes. Comme Davey Williams, par exemple, vous connaissez Davey Williams, le guitariste ?

GF : Oui ! J’aime la pièce qu’il a enregistrée pour Guitar Solo 3, une compilation de solos de guitare improvisés où l’on trouve aussi Fred Frith et Eugene Chadbourne.

JMP : Et bien, j’ai rencontré Davey il y a des années de cela. C’est un improvisateur extraordinaire qui a une connaissance fantastique de la musique, qui va du blues à l’avant-garde, à tout en fait – et il y a des gens comme lui un peu partout dans le monde. Récemment encore, j’étais au Japon pour jouer avec des musiciens du pays et la semaine prochaine j’irai jouer avec un groupe qui s’appelle Universal Indians. Il y a là un saxophoniste du nom de John Dikeman et nous allons jouer avec des musiciens norvégiens, nous irons aussi aux Pays-Bas et en Autriche. Je prends les choses come elles viennent, et ça fonctionne. J’ai l’intention d’emporter avec moi plusieurs instruments différents... Ils n’en savent rien encore, et ils vont voir ce qu’ils vont voir !

Garrison Fewell : De l'esprit dans la musique créative (Lenka lente, 2015)
Traduction : Magali Nguyen-The
Photo de Joe McPhee : Luciano Rossetti

18 avril 2016

Danielle Liebeskind : Little Acts of Rebellion (Dear Music & Art, 2016)

danielle liebeskind little acts of rebellion

La pochette de ce (premier) disque de Danielle Liebeskind (qui n'est pas un gens mais un groupe, dirigé par Danielle Papenborg) m’a fait craindre le pire. Mais le pire n’est pas arrivé. Le bon non plus, remarquez. Mais bon.

Que ressentir devant cette sorte de poésie (en anglais) lue sur des morceaux improvisés sur deux jours par les sept musiciens du groupe ? De temps en temps on s’y laisse prendre, par exemple quand on ne peut qu’ignorer la nature des instruments ou si l’on avoue un faible pour les reverses, dont le groupe use et abuse même. Et d’autres fois, on s’ennuie ferme sur des parfums de muzak intello faite de guitares d’ambiance et de branchouilli-banjo. Comme la plupart des « little acts of rebellion », en fait : ça part d’un bon sentiment mais ça ne fait pas bouger grand-chose.



little acts of rebellion

Danielle Liebeskind : Little Acts of Rebellion
Dear Music & Art
Enregistrement : 8 et 9 mars 2014. Edition : 2016.
Pierre Cécile © Le son du grisli

28 novembre 2005

Albert Ayler : Holy Ghost (Revenant, 2004)

albert ayler holy ghost

Elever un monument sonore à Albert Ayler, telle était l’idée du label Revenant. Concrétisée, sous la forme de 9 disques, d’un livre de 200 pages et de quelques fac-similés, réunis dans un coffret. Une boîte noire, retrouvée coincée entre le cœur et le cerveau d’un corps repêché dans l’East River, dans laquelle est inscrite un parcours peu commun.

En un coup porté, l’objet répertorie bon nombre des mille éclats d’Ayler, de la toute première session, enregistrée auprès d’Herbert Katz en 1962 (au Summertime prêt à en découdre avec qui voudrait encore mettre en doute la maîtrise technique du saxophoniste), à la captation de sa dernière prestation, au sein du sextet de son frère Donald, en 1969.

Entre ces deux moments, Ayler aura su trouver une forme musicale adéquate à une vérité qu’on a plutôt coutume d’infliger sous forme de claques retentissantes. Rouges, les oreilles auront eu de quoi siffler : Ayler, Murray et Peacock, au Cellar Café de New York, en 1964, instaurant l’ère des free spirituals (Ghosts) ; en quintette, deux ans plus tard à Berlin, transformant une marche folklorique en hymne à la vérité, perspicace et bancal, se souciant aussi peu de justesse que le monde de justice (Truth Is Marching In) ; crachant ailleurs un rythm’n’blues insatiable, genèse d’un free jazz pour lequel Ayler œuvre, s’en souciant pourtant moins que d’établir le contact avec n’importe quel esprit.

D’esprit, justement : les vivants d’en manquer souvent, c’est auprès d’une armée de fantôme qu’Ayler trouvera le réconfort nécessaire et transitoire. Dans une interview donnée au Danemark, il dit être sûr qu’un jour on comprendra sa musique. Aurait-il pu croire que l’intérêt irait jusqu’à la récolte proposée l’année dernière par Revenant ?

Albert Ayler : Holy Ghost, Rare and Unissued Recordings (1962-1970) (Revenant)
Edition : 2004.
9 CD : Holy Ghost
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

3 novembre 2008

Getatchew Mekuria, The Ex : 11 Ethio Punk Songs (Buda, 2008)

getatchew mekuria 11 ethio punk songs

Filmés à l’occasion d'une récente apparition au festival Banlieues Bleues, le saxophoniste Getatchew Mekuria, les membres de The Ex et quelques invités – parmi lesquels le clarinettiste Xavier Charles – donnent à voir sur 11 Ethio Punk Songs ce qu’ils donnaient à entendre sur Moa Anbessa.

Soit : un précis d’ethio punk, rapprochement hésitant valant définition pour une musique viscérale menée de front autant que développée dans la joie. Aux extraits de concerts, le film ajoute quelques images d’un voyage fait en 2007 à Adis Abeba ainsi qu’une interview de Terry Ex, qui explique là son rapport à la musique éthiopienne et revient sur la collaboration de son groupe avec le plus fier de ses saxophonistes.

Getatchew Mekuria, The Ex & Guests : 11 Ethio Punk Songs (Buda Musique / DG Diffusion)
Edition : 2008.
DVD : 11 Ethio Punk Songs
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

13 février 2013

Battus, Marchetti, Petit : La vie dans les bois (Herbal, 2012) / Battus, Costa Monteiro : Fêlure (Organized Music..., 2012)

pascal battus emmanuel petit lionel marchetti la vie dans les bois

La vie dans les bois que racontent ensemble Pascal Battus (guitare électrique), Lionel Marchetti (électricité) et Emmanuel Petit (deuxième guitare électrique) a une attache événementielle : butō exécuté par Yôko Higashi (collaboratrice régulière de Marchetti, sur disques Petrole, Okura 73°N-42°E et A Blue Book, ou à l’occasion de performances évoquées ici) en juillet 2003.

Au chant des oiseaux, les musiciens opposent d’abord le pré-écho de leurs interventions : nappes de sons-propositions sortis de terre ou bruits-incitations en suspension. Des frottements peuvent suffire ou sinon c'est un coup qui claque contre du bois : les mêmes œuvrent en machiniste, emmêlent larsens, sifflements et silence, dans le décor élevé pour la représentation. Si les gestes d’Higashi, support oblige, nous échappent, à l’auditeur qui n’aurait pas assisté à la performance, ils ne manquent pas : faisant grand cas d’un équilibre trouvé dès les premières minutes entre bruits naturels et artificiels, Battus, Marchetti et Petit, font preuve de mesure et d'indépendance, d’oscillantes en lignes brumeuses dont le charme concourt au mystère que ce disque recèle.

Pascal Battus, Lionel Marchetti, Emmanuel Petit : La vie dans les bois (Herbal International / Metamkine)
Enregistrement : 2003. Edition : 2012.
CD : La vie dans les bois
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

pascal battus alfredo costa monteiro fêlure

Au gré des promesses de ses surfaces rotatives, Pascal Battus dialoguait en 2010 avec Alfredo Costa Monteiro. Presque une autre histoire de forêt, humide, peuplée, qu’à force de mouvements le duo débarrasse des bruits qu’étouffait son épaisseur. Le vent, aussi, fait son œuvre : à force d’insistance, transforme le paysage en champ de désolation dont le salut est maintenant dans la ligne – larsen ou drone tremblant. De petites mains, enfin, travaillent à l’ouvrage versatile dont les faces se distinguent et se répondent.

Pascal Battus, Alfredo Costa Monteiro : Fêlure (Organized Music from Thessaloniki)
Enregistrement : 2010. Edition : 2012.
CD : Fêlure
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

24 mai 2013

Jean-Claude Eloy : Kâmakalâ, Etude III, Fluctuante-Immuable / Etude IV... (Hors-Territoires, 2012)

jean-claude eloy kamakala

Il y a dans la vie d'un artiste une œuvre qui marquera l’image que l’on gardera de lui à jamais. Jean-Claude Eloy, c’est pour moi Kâmakalâ (1971). Son exécution demande du monde, tout comme Etude III (1969) et Fluctuante-Immuable (1977), c'est d'ailleurs ce qui a provoqué leur réunion en un CD.

Eloy, c'est l'ancien musicien sériel touché par l'esprit de l'Asie, l'ordonateur de notes sublimé par les sons monodiques, l'acousticien bouleversé par les possibilités de l'électronique... Quelle nécessité poussa cet homme à écrire Kâmakalâ (à écouter ci-dessous dans une autre version), qui fait converser les choeurs du WDR de Cologne sur des ellipses et des volumes différents avant le grand assaut final engagé par les instruments à vent ? Quelques années plus tard, après un passage par les studios de la WDR, Eloy compose Fluctuante-Immuable. Rendu ici par l'Orchestre de Radio France, sa musique est pluridimensionnelle, ses musiciens interviennent sur une large palette de couleurs et des timbres au jeu fantastique. C'est une érosion musicale d'audace et de mousson, fluctuante, immuable.
 
Encore étudiant lorsqu'il composa Etude III, Eloy donne au pianiste le rôle principal de l'orchestre, celui de l'éclaireur dans un paysage inhospitalier dont la route est damée de percussions. Si l'ouvrage répond aux codes d'une musique contemporaine ancrée dans son époque (le début des années 1960), il ne faut pas sous-estimer le document qu'est cette piste de transition. Elle permet d'établir une chronologie eloyienne qui éclairera tout son corpus.



Jean-Claude Eloy : Kâmakalâ, Etude III, Fluctuante-Immuable (Hors Territoires / Metamkine)

Edition : 2013.
CD : 01/ Kâmakalâ 02/ Etude III 03/ Fluctuante-Immuable
Héctor Cabrero © Le son du grisli

jean-claude éloy étude iv

Etude IV, c'est-à-dire le tableau abstrait et exclusivement électronique qu’Eloy composa pour l’UPIC (une interface graphique inventée par Xenakis) nous permet de reprendre notre chronologie. La folie chercheuse et créatrice de la pièce précède deux « grands blocs monolithiques » : … d’une étoile oubliée (1986) & La Grande Vague (1991). Sur ces deux chutes de grandes compositions, l’Asie reparaît : respectivement dans les percussions métalliques et dans un hommage frotté au peintre Hokusaï.  

Jean-Claude Eloy : Etude IV, … d’une étoile oubliée, La Grande Vague (Hors Territoires / Metamkine)
Edition : 2012.
01/ Etude IV : Points-Lignes-Paysages 02/ … d’une étoile oubliée 03/ La Grande Vague
Héctor Cabrero © Le son du grisli

26 octobre 2013

Jean-Marc Montera : What’s Up? Femmes poètes de la Beat Generation (Signature, 2013)

What’s Up, le projet que Jean-Marc Montera (qui joua by the past on s’en souvient avec Moore et/ou Ranaldo) a monté en hommage aux « femmes poètes de la Beat Generation » vaut bien une légère infidélité (textuelle je précise) à Leah Singer ! Voilà ce qu’a dû conclure Lee Ranaldo (aussi fasciné que ses partenaires de SY par la Beat Generation) qui est avec Jean-François Pauvros, Noël Akchoté et Montera himself des quatre guitaristes du projet…

Anne Waldman, ruth weiss, Janine Pommy Vega, Hettie Jones, sont les quatre poétesses choisies, retranscrites et traduites dans un livret, et « lues » (ou récitées, jouées, surjouées, rendues…) par Sophie Gontier sur des improvisations des guitaristes et de Fanny Pacoud (violon), d’Ernie Brooks (l’ancien acolyte d’Arthur Russell à la basse électrique sur le CD2) et d’Ahmad Compaore (batterie). Un post-No Wave à la Branca ? Un rock de chambre illuminé ? Une ambient poétique ? Les trois, mon géRanal ! Dissipées les premières inquiétudes (hommage à la gente f., clins d’œil aux poétesses battantes, ode aux femmes beatues…), et si la lecture prend parfois trop de place, la musique est là, qui impressionne durement !  

Jean-Marc Montera : What’s Up? Femmes poètes de la Beat Generation (Signature)
Edition : 2013.
2 CD : CD1 : 01/ Drum Song 02/ Word 03/ Women in Black 04/ The Lie 05/ 2009 06/ Teddy Bears 07/ 1967 08/ Number Song 1 – CD2 : 01/ Jazz 02/ Anna Marie 03/ House Bound 04/ Two Hearts 05/ Living on Hair 06/ Train Song 07/ Sunrise Blue 08/ Number Song 2
Pierre Cécile © Le son du grisli

25 mai 2011

Jazz à part 2011

jazz à part 2011

D’une émission radiophonique hebdomadaire – diffusée tous les vendredis par la station HDR, 99.1 sur la bande FM locale – est né l’an dernier, à Rouen, un festival de jazz. Ainsi, une émission de radio et un festival partagent désormais un même nom, Jazz à Part, et une même devise : Free Music for Free People.

En 2010, le festival a programmé le trio Jean-Luc Cappozzo / Jérôme Bourdellon / Nicolas Lelièvre, le contrebassiste Claude Tchamitchian ou encore le guitariste Raymond Boni et le batteur Makoto Sato emmenant le Mamabaray Quartet. Encourageante, l’expérience commanda une suite : la deuxième édition vient d’avoir lieu, le cœur eut lieu le week-end dernier (21 et 22 mai). Plus tôt dans la semaine, un cinéma a diffusé en guise d’appetizers les films The Connection (Jackie McLean et Freddie Redd dans les rôles principaux) et Billy Bang’s Redemption Song tandis que la Galerie du Pôle Image a laissé au duo Ecco Fatto (Emmanuel Lalande et Jean-Paul Buisson) le soin d’improviser sur cadres de pianos.

Au cœur du festival, maintenant. Samedi 21 mai, en fin d’après-midi, Daunik Lazro donna un solo au saxophone baryton à l’Aître Saint-Maclou, ancien cimetière aux colombages ornés de crânes, d’os croisés et d’utiles instruments d’enfouissement. Pour Lazro, pas de Memento Mori cependant, plutôt un rappel recueilli administré à l’auditeur averti comme au passant : « Souviens-toi que tu peux entendre ». Interprétant, le saxophoniste rend hommage à John Coltrane et Albert Ayler. Une question, alors : combien sont-ils, les musiciens capables de mêler leur voix à celle de deux figures pareilles ? Le compte-rendu ne rendra pas de comptes, ne donnera pas d’estimation numéraire et encore moins de noms, mais soulignera que Daunik Lazro est de ceux-là, et des plus justes encore. Improvisant, le saxophoniste déploie par couches successives un témoignage d’exception fait autant de graves tonnants que de souffles blancs, de notes endurantes que de vibrations porteuses, et ce jusqu’au fading derrière lequel l’auditeur comprendra que l’instant est déjà passé, qui contenait un lot d’impressions aussi intenses qu’insaisissables.

Un peu plus tard, sur les quais de Seine, deux duos d’improvisateurs ont accordé l’un après l’autre leurs humeurs vagabondes : Hélène Breschand et Sylvain Kassap, d’un côté, Akosh S. et Gildas Etevenard, de l’autre. A la harpe, à la voix et aux machines, Breschand dessinait une musique de chambre à ogives que Kassap, aux clarinettes, aux flûtes et aux machines lui aussi, envisageait dans le même temps en coloriste. La connivence mit sur pied un théâtre enchanteur : mystère aux croyances discordantes et emmêlées, au langage en conséquence halluciné. Plus terrestre, l’échange d’Akosh S. (saxophone, clarinettes, flûtes, percussions) et Gildas Etevenard (batterie et gardon – instrument à cordes hongrois encaissant aussi bien frappes que pincements) ne fut pas moins efficient. Partenaires réguliers illustrant notamment les chorégraphies de Josef Nadj, les deux hommes composèrent de subtils paysages de rocailles, tentés de se fondre en des cieux béants. Contemplatif et concentré, le duo vagabonda en plaines, décidant ici ou là de tailler un relief à la hache : comme au temps de l’Unit, les belles incartades du ténor sont la marque de son invention abrupte.

D’autres reliefs encore, dimanche 22, au même endroit – le 106, pour être précis. En après-midi, Carlos Zingaro et le batteur Nicolas Lelièvre, familiers, se retrouvaient sur scène en présence de Joëlle Léandre. Deux archets d’exception : celui de la contrebassiste, exubérant, passionné, et même apaisé par moments ; celui du violoniste, volubile, sensible, voire surfin. Toutes cordes combinées avec élégance, que Lelièvre accompagna avec aplomb, cursif et agile, à l’affût pour changer toute intention en frappe opportune. Ensuite vint le temps d’une autre batterie (celle de Makoto Sato) et d’une autre contrebasse imposante (celle d’Alan Silva, qui interviendra aussi au synthétiseur), entre lesquelles se glisseront trompette, bugle et flûtes (ceux d’Itaru Oki). Sur synthétiseur, Silva expérimente en enfant détaché de toutes conventions, dans la joie ou le tumulte, invective ; à la contrebasse, il accompagne et ordonne, profite de l’harmonie de ses partenaires – Sato caressant peaux et cadres, mesurant ses coups comme d’autres réfléchissent en traçant des points d’interrogation, et Oki inventant dans le sillage de Don Cherry des mélodies sublimées par sa profonde exécution. Généreuse est la conclusion de ces quelques jours d’une improvisation en partage. Les promesses ont largement été tenues, jusqu’au respect de cette citation d’Eric Dolphy, phrase-étendard prononcée en guise d’introduction au solo de Lazro à l’Aître Saint-Maclou : « À peine écoutez-vous de la musique que c’est déjà fini, qu’elle est déjà partie, elle est dans l’air. Pas moyen de remettre la main dessus. » D’ailleurs, la redite elle-même ne saurait être consolante : le seul recours reste l’improvisation à suivre, l’instant d’après à inventer dans les limites du possible et de l’irraisonnable. Dès l’année prochaine, Jazz à part devrait y travailler.

Guillaume Belhomme © Mouvement / Le son du grisli

3 décembre 2013

Giacinto Scelsi : The Works for Violin / John Cage : The Works for Piano 9 (Mode, 2013)

giacinto scelsi violin works

Dixième publication de la série Giacinto Scelsi chez Mode, et Weiping Lin au violon. Rassemblées, ce sont cinq œuvres pour violon datées de 1954 à 1973, qui exposent en conséquence des us et des humeurs changeants.

Déjà, alors qu’écrits à la même époque, les divertimenti contrastent-ils : berceuses récréatives (Divertimento No. 4), contemporain prompt au sentiment, voire à la mélancolie (Divertimento No. 2, pour la première fois enregistré), sinon folklore piqué (Divertimento No. 3). Weiping Lin peut alors servir des compositions qui démontreront sa virtuosité de façon moins évidente : Xynobis, qui rêverait d’opposer deux violons sur l’étrange bande-son de western expérimental qu’un seul rend à coups d’aigus distants et à force de cordes pincées ; L’âme ailée et L’âme ouverte, dont un archet miniature mais double ne cesse de confondre les lignes pour accorder leurs nuances sur un soupçon musical commun. Derrière lequel sont retenus tous les mystères de Giacinto Scelsi.

Giacinto Scelsi : The Violin Works (Mode)
Edition : 2013.
CD : 01-04/ Divertimento No. 4 I-IV 05-06/ L’âme ailée - L’âme ouverte 07-10/ Divertimento No. 2 I-IV 11-13/ Xnoybis I-III 14-17/ Divertimento No. 3
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

john cage the works for piano 9

Sur Mode toujours, c’est la neuvième publication des œuvres pour piano de John Cage. Sous les doigts de Jovita Zähl (accompagnée par le percussionniste Thomas Meixner sur les deux dernières plages), ce sont les créations sur disque de pièces datées de 1950 et 1951 : Sixteen Dances (transcrites par Walter Zimmermann) et Haiku (sept pièces-ébauches qui donneront les plus célèbres Seven Haiku). De tonalité en atonalité, ces morceaux de musique sous influence (du maître Daisetz Teitaro Suzuki, des talas indiens, de Pierre Boulez et évidemment de Merce Cunningham) composent ensemble une fresque éclatée que se disputent couleurs et mouvements.

John Cage : The Works for Piano 9 (Mode)
Edition : 2013.
CD : 01-07/ Haiku 08-23/ Sixteen Dances 24-25/ Alternate Versions for Piano & Percussion
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

21 novembre 2013

Eliane Radigue : Portraits polychromes (INA, 2013)

eliane radigue portraits polychromes

Si une courte biographie introduit cet ouvrage collectif à sujet unique (Eliane Radigue), Emmanuel Holterbach reprendra son cours – formation musicale, découverte de la musique concrète, fréquentation des Nouveaux Réalistes puis des Minimalistes américains, collaboration avec Pierre Henry, ouvrage plus personnel sur magnétophones puis synthétiseurs modulaires… jusqu’à la composition de L’Île re-sonante et ces récents projets servis par Kasper Toeplitz (Elemental II), Charles Curtis, Carol Robinson, Bruno Martinez et Rhodri Davies (Naldjorlak, attendu sur Shiiin) – en archiviste iconoclaste…

Y glissant quelques précisions, citations et anecdotes, Holterbach augmente la biographie d’Eliane Radigue d’un passionnant répertoire de mots-clefs qui présente et parfois interroge (question, par exemple, de la viabilité de son écoute domestique) le parcours de la dame des sons continus. Plus loin, un cahier de photos et les contributions d’autres intervenants : Lionel Marchetti, définissant son rapport quasi-spirituel à la musique de Radigue ; Thibaut de Ruyter, qui converse avec la musicienne et le public présent à une projection berlinoise du film A Portrait of Eliane Radigue ; Tom Johnson, dont est ici traduit un article publié par The Village Voice en 1973 traitant de la présentation, au Kitchen de New York, de Psi 847.

Plus loin encore, c’est entre autres Charles Curtis qui raconte les façons qu’a Radigue de travailler en collaboration avec un musicien « traditionnel » ou la compositrice elle-même qui prend la plume pour attester son éternelle recherche de « sons vivants ». Un catalogue annoté des œuvres courant de 1963 à 2012 clôt un ouvrage évidemment indispensable à l’amateur, et d’histoire(s) et de bourdon(s).

COLLECTIF : Eliane Radigue : Portraits polychromes (INA / Metamkine)
Edition : 2013.
Livre : Eliane Radigue : Portraits polychromes
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

31 janvier 2014

Dave Rempis' Aerophonic Expéditives

dave rempis aerophonic expeditives

S’il a déjà autoproduit quelques disques par le passé – deux Ballister, notamment –, Dave Rempis n’avait, jusque-là, pas éprouvé le besoin de donner un nom à leur « étiquette ». Aujourd'hui, les choses ont changé : son label a pour nom Aerophonic.

phalanx

Rempis Percussion Quartet : Phalanx (Aerophonic, 2013)
La première référence Aerophonic documente, en deux disques, le développement du Rempis Percussion Quartet. En concerts – à Milwaukee le 12 juin 2012 et à Anvers le 25 avril 2012 –, la batterie double (Daisy / Rosaly) et la contrebasse (Haker Flaten) invectivent quand Rempis s’amuse avec brio à leur faire perdre leurs repères : ainsi, louvoie-t-il ici pour exacerber ailleurs les tensions contenues en courts motifs qu’il répète. Alto, ténor et baryton, nerveux tous, jouent de l’étincelle et de la cogne avec un art toujours épatant.

boss of the plains

Wheelhouse : Boss of the Plains (Aerophonic, 2013)
En Wheelhouse, formé en 2005, Rempis côtoie Jason Adasiewicz (vibraphone) et Nate McBride (contrebasse). En concert à Chicago (Izzy’s Palace) le 9 octobre 2010, le trio progresse à pas feutrés, flottant parfois, sur dix pièces inquiètes de format chanson. De Song Sex Part 1 à Song Tree – et exception faite sur ce Song for Teens plus tourmenté –, Wheelhouse développe un air d’Easy Way qui cache de belles étrangetés (cet archet grave qui embrasse les longues notes d’alto sur Song Hate, première de toutes).

second spring

Dave Rempis, Tim Daisy : Second Spring (Aerophonic, 2014)
Enregistré en studio le 20 mai 2013, Second Spring poursuit les efforts entamés en 2005 par le duo avec Back to the Circle. Le souffle mis au service d’autres motifs courts n’empêche pas la confection d’un patchwork bigarré : les échanges vifs, les réflexions mêlées et les accords soudains redisent l’entente de partenaires qui se connaissent bien : l’un, souffleur de notes grisantes ; l’autre, carillonneur d’avant-poste.  

aphelionDave Rempis, Joshua Abrams, Avreeayl Ra : Aphelion (Aerophonic, 2014)
Extraits de trois concerts datés de 2013, Aphelion donne à entendre Dave Rempis (alto et baryton) aux côtés de Josh Abrams (contrebasse, gambri et petite harpe) et Avreeayl Ra (percussions). Entre deux légères impressions d’Afrique (évocations sans doute de celle que Rempis a jadis connue), Abrams et Ra, s’ils peinent à enthousiasmer, démontrent quand même une force qui enjoint le saxophoniste à dévier beaucoup. Lui trace alors presque autant de directions qu’il dessine de lignes : instable, l’invention de Rempis est autrement pertinente.

6 octobre 2012

Expéditives expéditives : Daniel Menche, GX Juppiter Larsen, Michael Muennich, Yoshihiro Kikuchi, Ákos Garai...

expéditives expéditives

1_mencheDaniel Menche : Blood of the Land (CD Ferns, 2010)
Ce sont des orages que Daniel Menche a capturés dans l’Oregon et ensuite mis sur disque. Blood of the Land est ainsi fait de rafales, de trombes d’eau et d’objets emportés. Après quoi, les sons amalgamés de nature domptée après coup transforment l’enregistrement en ouvrage de noise extrasensorielle. (gb)

2_larsenGX Jupitter-Larsen, Michael Muennich : Die Arbeiter von Wien  (7'' Fragment Factory, 2011)
Le disque est rouge de colère : celle d’ouvriers viennois de 1927 dont Fritz Bruegel célébra la lutte en prose. Sous les projectiles électroniques de GX Jupitter-Larsen, Michael Muennich lit, interprète, crie le texte en question, « Die Arbeiter von Wien ». Deux faces virulentes, d’un métal… hurlant. (gb)

3_sugimotoFilfla : 10 Songs in 20 Minutes (CD Someone Good, 2012)
Vingt minutes pour dix titres, voilà l’essence de la série 10 Songs in 20 Minutes du label australien Someone Good, subdivision électro-pop de Room40. Œuvre du Japonais Keiichi Sugimoto sous son pseudo de Filfla, Fliptap est une étonnante mignardise folktronica à la croisée de l’IDM, du Casio et de Midori Hirano. Frais et sans prétention, le disque se laisse écouter tel le ruisseau s’écoulant à son rythme de la colline. Beau et innocent comme un haiku (mais pas d’Herman Van Rompuy, svp). (fv)

4_garaiÁkos Garai : Subway Budapest (CD 3Leaves, 2012)
Livré avec son single ticket (vonaljegy), Subway Budapest est le résultat d’une expérience d’Akos Garai. Micro au sol d’un wagon, il recueille des bruits bruts de décoffrage (de transport, de portes, annonces sur les quais, conversations…). Mais il arrive que des bouts de surréalisme (ondes électriques, bris de verre, pas ralentis…) se glissent dans ces 10 minutes de naturalisme : ce CD de field recordings s’en trouve être deux fois plus dépaysant ! (pc)

5_kikuchiYoshihiro Kikuchi : One Intensely Eats Up Another Economic Principle (K7 Fragment Factory, 2012)
Voilà bien deux faces qui ne se ressemblent pas. Sur la première, Yoshihiro Kikuchi jongle avec des bruits sur la cadence d’une machine grippée qui crache mais qui envoie… le bois. Sur la deuxième, la fantaisie perd de l'intérêt avant qu’une guitare (enfin ! une guitare !) et des reverses s’épousent, garces, avec une vraie grâce. Je conseille donc une cassette, mais la cassette est déjà épuisée. (pc)

kitsh fight

1 juin 2013

Interview de Christian Wolfarth

christian wolfarth long

Passées Les portes du pénitencier, Christian Wolfarth a su, au fil des années, faire preuve d’écoute et mettre son appétit de sons rares au profit d’un art précieux de la batterie. Alors qu’il clôt son emblématique série Acoustic Solo Percussion en publiant sur Hiddenbell les huit pièces qu’elle renferme accompagnées de remixes, l’un des grands représentants de l’audacieuse frappe helvète passe à la question.



… Quand j’étais enfant, nous avions des amis à la campagne. C’était une famille d’agriculteurs qui m’accueillait, avec ma sœur parfois, à l’occasion des vacances. J’étais très jeune et, souvent, je m’asseyais à même le sol du salon pour écouter des vinyles – c’était surtout du folklore, et des marches militaires. Il y avait ce morceau que j’ai dû écouter des centaines de fois, une face d’un quarante-cinq tours de Bibi Johns und John Ward, de la pop en allemand. Je ne sais pour quelle raison ce disque a été très important pour moi. Trente ans plus tard, quelqu’un me l’a offert, et je l'ai gardé depuis. La pochette est superbe…  

Comment es-tu arrivé à la musique et quelles ont été tes premières expériences de musicien ? Devenir musicien a toujours été mon rêve – quand ce n’était pas photographe, danseur ou acteur. Enfant, je ne jouais pourtant d’aucun instrument, si ce n’est à un moment donné une espèce de flûte. Lorsque j'ai eu seize ans, ma sœur a vendu sa guitare acoustique dont elle ne se servait pas. Un garçon est passé à la maison pour l’acheter, il m’a dit qu’il voulait former un groupe et qu’il cherchait un batteur. Je n’avais encore jamais tapé sur une batterie, mais j’ai décidé de m’en acheter une pour pouvoir faire partie de ce groupe. Deux semaines plus tard, nous donnions notre premier concert. Nous jouions The House of the Rising Sun et pas mal de blues. Nous répétions chaque semaine, mais nous n’avons donné que deux concerts en tout et pour tout. Le groupe suivant donnait dans le progrock un peu arty. Après ça, j’ai déménagé à Berne où j’ai étudié avec Billy Brooks à la Swiss Jazz School de 1982 à 1986. Des années plus tard, j’ai pris des leçons avec Pierre Favre au Conservatoire de Lucerne. Durant mes dix premières années de musicien, j’ai joué un peu de tout : dans des groupes de reprises des Rolling Stones ou de blues, des trios de jazz, des big band, des groupes de fusion, de musique improvisée, d’art punk…

Quelles étaient tes influences à cette époque ? Il y en eu beaucoup… Mon premier disque de jazz a été le second volume d’In My Prime d’Art Blakey and the Jazz Messengers. Je suis encore capable de fredonner chacun des solos qu’on y trouve. A côté de ça, j’écoutais beaucoup de progrock, des groups comme Pink Floyd, Emerson, Lake & Palmer, Santana, Edgar Broughton Band, Crosby, Still, Nash & Young, Genesis, The Beatles, Led Zeppelin, Chick Corea, Weather Report... Lorsque j’ai eu une vingtaine d’années, j’ai découvert des musiciens comme Frank Zappa, King Crimson, Henry Cow et bien sûr beaucoup de musiciens de jazz, même d’avant l’avènement du be-bop, et de musique improvisée. Au début des années 1980, il y avait à Berne une série de concerts appelée « Jazz Now », ça a été une véritable chance pour moi ! Elle programmait de la Great Black Music du genre de celle de l’AACM, avec Muhal Richard Abrams, Anthony Braxton, Thurman Barker et George Lewis, mais aussi des représentants du New York Downtown comme John Zorn, Bill Frisell, Bob Ostertag, Elliott Sharp, Lounge Lizards, Skeleton Crew, Shelly Hirsch, et encore des musiciens comme Sam Rivers, Archie Shepp, Steve Lacy, Odean Pope, Cecil Taylor, Jimmy Lyons, Tony Oxley, Johnny Dyani, Louis Moholo, Joe Malinga, Dollar Brand… Enfin, toute la communauté de l’improvisation européenne, avec Globe Unity Orchestra, Peter Brötzmann, Peter Kowald, London Jazz Composers Orchestra, Misha Mengelberg, Rüdiger Carl, Irène Schweizer, Evan Parker, Han Bennink, Derek Bailey, Lol Coxhill… Je leur suis reconnaissant à jamais, c’était merveilleux !

christian wolfarth acoustic solo percussion christian wolfarth tell

Quels ont été les projets qui ont lancé les « recherches musicales » que tu poursuis encore aujourd’hui ? C’est très difficile à dire. Je crois que tout ce que j’ai pu entendre et jouer depuis le début m’a influencé d’une manière ou d’une autre. J’envisage ça comme le processus de toute une vie, un processus qui n’en finit jamais.

L’une de tes préoccupations est la réduction de l’instrument batterie. Quitte à alléger le kit, pourquoi garder encore plusieurs éléments de batterie pour n'en garder qu'un seul comme a pu le faire par exemple Seijiro Murayama ? Depuis mon premier enregistrement en solo, j’ai écrit quelques pièces pour un ou deux éléments seulement. Caisse claire, cymbales, etc. Je viens juste de terminer des enregistrements pour mon prochain CD, sur cymbales exclusivement. Ca sortira cet automne. Depuis deux ans, je joue exclusivement sur cymbales lorsque je suis seul.

Penses-tu t’exprimer de la même manière selon que tu joues seul ou accompagné ? Si j’aime beaucoup jouer et enregistrer seul, c’est que cela me permet de travailler davantage le matériau et de me plonger plus profondément encore dans les possibilités de l’instrument. C’est tout à fait différent de jouer avec d’autres musiciens. Je n’improvise pas vraiment lorsque je joue seul, mais cela m’aide dans l’élaboration d’autres projets en termes de formes, de structures, de durées et d’état d’esprit lorsque je compose.  

Est-il difficile de mener à bien un projet qui demande une écoute attentive, de trouver  des concerts, voire même des auditeurs pour ce genre de travail ? Mon premier concert en solo date de 1991. Depuis, j’ai dû jouer seul quelque chose comme cent-vingt fois. Mon premier disque solo est sorti en 1996 sur Percaso et mon deuxième en 2005 sur Four4Ears. Après quoi j’ai travaillé sur ma série intitulée Acoustic Solo Percussion, qui est désormais close avec la sortie du double CD dont tu parles. Ce n’est pas si facile en effet de trouver à faire entendre ce genre de projet, mais d’un autre côté il permet une plus grande flexibilité et est moins lourd à organiser.  

Comment t’es venue l’idée de faire remixer ta série Solo Acoustic Percussion ? Quelles ont été tes impressions à l’écoute du résultat ? J’étais curieux de voir comment ces musiciens allaient aborder mes idées et de quelle manière ils travailleraient à partir de ce matériau, et je me demandais comment tout ça allait sonner. Ca a été une expérience fabuleuse, et aussi très surprenante pour moi. J’aime vraiment beaucoup chacun de ces remixes. Certains sont proches de l'original, et d’autres totalement éloignés…

Günter Müller et Joke Lanz, qui signent deux remixes chacun, sont deux musiciens que tu côtoies dans des projets différents. Avec le premier et Jason Kahn, tu formais un trio qui s'amusa d'intituler son premier disque Drumming. Votre champ d'exploration a-t-il changé depuis ? J’aime vraiment beaucoup jouer avec Günter et Jason, mais notre projet est malheureusement en sommeil. Evidemment, j’ai beaucoup appris auprès de ces deux gentlemen.  En 2010, nous avons sorti notre deuxième disque, Limmat, sur le label Mikroton. Il m’est difficile de dire si mes vues musicales ont changées depuis. Encore une fois, j’envisage plutôt ça comme une très longue expérience, voire comme l’expérience d’une vie.

Avec Lanz, tu formes TELL, un autre projet électroacoustique… C'est même le seul encore en activité pour le moment… Mais ce n’est pas très différent d’un projet acoustique, étant donné que Joke a des façons très physiques de jouer des platines, proches de celles d'un instrumentaliste acoustique. Il est rapide comme l’éclair ! C’est peut-être la plus grande différence à faire entre acoustique et électroacoustique : le tempo et la longueur du développement musical. Mais je participe aussi à des groupes acoustiques qui jouent dans la lenteur, avec Michel Doneda et Jonas Kocher, ou encore en duo avec Enrico Malatesta.

Il faut comprendre que Mersault n’est plus actif ? A quoi tenait, selon toi, son originalité ? Malheureusement, nous avons cessé de jouer ensemble il y a deux ans environ, sans véritable raison. Notre deuxième album, Raymond & Marie, est encore aujourd’hui l’un de mes préférés de ma discographie. Je travaille avec Chrisitan Weber depuis assez longtemps : depuis une douzaine d’années dans le trio que nous formons avec Michel Wintsch, WintschWeberWolfarth, qui est un projet qui m’est cher. Mersault est né à peu près à la même époque. Nous cherchions à produire une musique minimale mais qui n’en serait pas moins « sexy ». La plupart du temps, notre musique était très lente et faisait la part belle aux longs développements, un genre de musique qui n’avait que la peau sur les os… C’était un projet assez pop, au final.

mersault

Quel genre de pop écoutes-tu aujourd’hui ? La pop, ce n’est pas trop mon truc – en même temps, où sont vraiment les limites ? Les styles m’intéressent assez peu, pour moi c’est toujours de la musique. Il y a trois semaines, je suis allé voir The Melvins… Ce n’est pas vraiment pop, mais c’était terrible…

Tu parlais plus tôt d’Enrico Malatesta… De quels percussionnistes contemporains te dirais-tu proche aujourd’hui ? Beins, Zach… ? Bien sûr, ces trois là, oui, et puis aussi Lê Quan Ninh, Michael Vorfeld, Jason Kahn, Seijiro Murayama, Jon Mueller, Günter Müller, Gino Robair et d’autres que j’oublie. D’une manière ou d’une autre, nous sommes tous différents, mais nous partageons une même vision des choses…

Christian Wolfarth, propos recueillis en mai et juin 2013.
Guillaume Belhomme & Guillaume Tarche © Le son du grisli

14 octobre 2014

Bobby Bradford/Frode Gjerstad Quartet : Silver Cornet (Nessa, 2014) / Frank Rosaly : Cicada Music (Delmark, 2013)

bobby bradford frode gjerstad silver cornet

Depuis l’arrivée en 1987 de Bobby Bradford en Detail – trio John Stevens / Frode Gjerstad / Johnny Dyani qui en deviendra Detail Plus –, Bradford et Gjerstad n’ont cessé de se retrouver dans d’autres conditions : récemment dans le Circulasione Totale Orchestra du second ou en formations réduites qui les associent à Ingebrigt Håker Flaten et Paal Nilssen-Love.

Après Kampen, Silver Cornet documente donc la longue collaboration en changeant quelque peu la formule : l’absence, au printemps dernier alors que le quartette tournait aux Etats-Unis, de Nilssen-Love permettant à Frank Rosaly – sur invitation du contrebassiste qu’il côtoie notamment dans le Rempis Percussion Quartet – de jouer pour la première fois avec Bradford et Gjerstad. Et même, de donner un autre allant au quartette qu’ils emmènent ensemble : le swing modeste mais la frappe précise, Rosaly travaille la sonorité en batteur inquiet de sonorités déconcertantes. Qui plus est, son application convient à l’idée que se fait sans doute Håker Flaten d’une section rythmique, ici duo capable d’accompagner les souffleurs les plus turbulents tout en glissant dans son jeu quelques motifs qu’un solo n’aurait peut-être pas mieux mis en valeur.

Assurés, Bradford et Gjerstad retournent alors à ce jazz « hésitant entre un bop poussé dans ses derniers retranchements (en date) et les phrases brèves d’un free commis d’office » pour regonfler l’improvisation qu’ils ont toujours – et exclusivement – servie ensemble. Après quoi le cornettiste pourra conclure : On n’a toujours pas trouvé de nom pour ce genre de musique. (…) Souvent, les gens me demandent « est-ce que c’est du jazz ? », ce à quoi je réponds : « en tout cas, ce n’est pas du classique… Si vous avez une autre idée...»



Bradford/Gjerstad Quartet : Silver Cornet (Nessa / Orkhêstra International)
Enregistrement : 30 mars 2014. Edition : 2014.
CD : 01/ Silver Cornet Tells 02/ A Story about You 03/ And Me, Me and You
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

frank rosaly cicada music

Les quelques secondes de la berceuse exaltée d’Adrian n’y feront rien : Cicada Music, nouvel ouvrage de Frank Rosaly, malgré la qualité éprouvée des musiciens du sextette (Jason Stein, Jason Roebke, Keefe Jackson, James Falzone, Jason Adasiewicz), ne se montre que rébarbatif, sans invention... Certes l’envie d’y aller, mais un retour aux mêmes choses : bop de contrebande, électroacoustique paresseuse…

Frank Rosaly : Cicada Music (Delmark)
Enregistrement : 2008-2011. Edition : 2013.
CD : 01/ The Dark 02/ Wet Feet Splashing 03/ Yards 04/ Babies 05/ Adrian 06/ Driven 07/ Tragically Positive 08/ Bedbugs 09/ Typophile/Apples 10/ Credits
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

2 avril 2016

Yochk'o Seffer Neffesh Music : Délire (Moshé-Naïm, 1976)

yochko seffer délire

Ce texte est extrait du troisième des quatre fanzines Free Fight. Retrouvez l'intégrale Free Fight dans le livre Free Fight. This Is Our (New) Thing publié aux éditions Lenka lente.

Au dos de la pochette de La Voie scriptorale, le compositeur contemporain Alain Bouhey écrit: « Yochk’o Seffer voudrait bien se débarrasser de l’étiquette de « musicien de jazz ». Pourquoi donc ne pas le présenter de la façon suivante : compositeur français d’origine magyare ayant travaillé avec Nadia Boulanger, et employant une technique d’écriture inspirée de Bela Bartók et Olivier Messiaen, à laquelle s’adjoint un sens de l’improvisation prenant sa source dans la tradition orale magyare aux phrasés tziganes. (…) Il se reconnaît petit-fils de Bartók, mais aussi fils de Coltrane. »

Ajoutons qu’il est également peintre et sculpteur ; qu’il a participé à Perception, Zao, Magma ; et que l’Ecole de Vienne a eu une influence énorme sur lui. Didier Levallet, bassiste de Perception : « Au moment de l’avènement du free jazz, l’éclatement de formes que l’on croyait éternelles a ouvert beaucoup de possibles, permettant à chacun de développer son langage. En fait, la leçon que nous avons reçue de la Nouvelle Musique était de devenir enfin nous-mêmes. La musique de Perception vient sans le moindre doute du jazz, mais on peut aussi y entendre des échos d’un certain folklore hongrois, des couleurs issues de la musique contemporaine, un peu d’art concret aussi, et sûrement d’autres choses encore, plus intimes, avec cette respiration européenne qui nous est propre. » 

Yochk'o Seffer 1

De Perception, Jean-My Truong était le batteur, et Siegfried Kessler le pianiste. Les uns comme les autres, dont au moins deux sur quatre formés dans la tradition classique et attirés par la musique contemporaine, ont trouvé dans le jazz, au moins pendant un temps, un moyen d’expression approprié à leurs désirs de musique plus spontanée – et un point de départ vers des aventures singulières.  Au dos de la pochette de Délire, Yochk’o Seffer parle de sa renaissance artistique liée à la Neffesh-Music (« neffesh » signifiant « âme » en hébreu). L’idée, aux dires mêmes de l’intéressé, si l'on fait abstraction de toute préoccupation d’ordre spirituel, était de combler un manque entre Perception et Zao, c'est-à-dire entre les envolées associées à l’improvisation du premier et les compositions du second – ou encore de créer un orchestre aux potentialités multiples, envisageable comme un véritable collectif, tant sur la plan humain que musical bien sûr.   Projet consistant à synthétiser free jazz, jazz-rock et musique contemporaine. Mission dans laquelle Yochk’o Seffer s’est adjoint les services du Quatuor Margand, pourtant plus habitué à Rameau et Lutoslawski qu’à l’improvisation. En sa compagnie, le compositeur qu’est donc aussi Yochk’o Seffer imprime une direction, offrant à chacun de s’exprimer – rien à voir cependant avec les conductions de Lawrence ‘’Butch’’ Morris ou avec le travail de John Zorn pour Cobra

Au quatuor donc, revient la partie écrite, dont le cadre rythmique précis est assuré par Jean-My Truong. Une écriture tout à la fois inspirée de l’atonalité, de la modalité et du dodécaphonisme, où cordes, saxophones et électronique dialoguent. Un langage où free rime curieusement avec binaire, dans une veine que Yochk’o Seffer tient des Tony Williams et Jack DeJohnette période Miles et Lifetime. L’improvisation y trouve naturellement son chemin, se superposant à l’écrit au sein de progressions en parallèle, d’écarts non conventionnels, de successions inhabituelles génératrices de dissonances clairement signées.

Yoshk'o Seffer 3

Aux claviers électriques, une fois passées les banalités introductives de la face A où le saxophone convainc pourtant presque d’emblée, des sonorités vintage et tendues finissent par rappeler ce que faisait au même moment Bruce Ditmas dans le cadre de l’album Yellow, ou encore Siegfried Kessler sur Man and Animals. Et quant à l’ambition d'une telle entreprise, elle serait à rapprocher des exigences inhérentes aux travaux de Mike Mantler, Don Ellis, voire Mike Westbrook à l’époque du disque The Cortege

Disons que Délire, c’est un peu Art Zoyd revu et corrigé par des arrangements de cordes également inspirés des concepts harmolodiques d’Ornette Coleman avec qui Yochk’o Seffer finira par enregistrer.

Yochk'o Seffer 2

28 mai 2007

Post-Minimalisme (Trace Lab, 2007)

postminimisli

Courant en manque d’avoir été plus tôt « postisé », le minimalisme de Steve Reich, Philip Glass ou Terry Riley, voit aujourd’hui son influence évaluée par une compilation regroupant 19 compositeurs contemporains dispersés sur 4 pays (Belgique, Chine, France, USA).

Si le minimalisme américain a su profiter des libertés d’un champ stylistique permissif, étendu entre musique contemporaine et musique pop, il en aura aussi parfois abusé, quitte à mettre la main sur quelques compositions maniéristes, voire bouffies. 40 ans plus tard, le mouvement influence encore, et, toujours, de différentes manières.

Ainsi, on remarquera sur cette compilation préparée par le musicien Hervé Zenouda un goût certain pour les trajectoires éclectiques : celles de musiciens attirés par une orchestration aux intérêts dramatiques (Eric Schwartz) ou héroïques (Belinda Reynolds) le long de compositions ronflantes ; celles de faiseurs d’atmosphères plus convaincantes, bâties au son de guitares (Claude Izzo), d’accordéon (Steve Peters) ou de nappes électroniques (Fathmount, Hervé Zenouda) ; d’autres trajectoires encore, déviant leurs pratiques classiques afin de sublimer des compositions soignées (Pierre-Yves Macé, Dean Rosenthal) ou imposant une musique électroacoustique qui voit ses penchants mélodiques remis en cause par une électronique perturbatrice (John King) ; celles, enfin, de brouilleurs de cartes inspirés (Nick Didkovsky) ou pas (Marco Oppedisano), appliquant le développement de leurs répétitions à leur rock bruitiste.

D’inventions éclairées en exercices de style parfaitement cadrés, Post-Minimalism a l’avantage d’exposer de façon exhaustive ce que peuvent faire d’un courant musical des compositeurs arrivés après lui, qu’ils tiennent du suiveur influençable, du continuateur honnête ou (pour la plupart, soulignons-le) du véritable créateur transformant ses influences en œuvres personnelles.

Post-Minimalism (Trace Lab / Orkhêstra International)
Edition : 2007.
CD1: 01/ Eric Schwartz – Thunk... A ghost story 02/ Steve Peters – Ancestral Memory 03/ Nick Didkovsky/Kevin Gallagher (arr.)  I kick my hand 04/ Belinda Reynolds – Over and Out 05/ Yan Jun – kitchen performance 2 06/ Ryan Brown – Banksy 07/ Pierre Yves Macé – Trio 08/ Alphonse Izzo – Shibuya crossing - CD2: 01/ Marco Oppedisano – Steel Sky 02/ Dan Becker – Gridlock 03/ Istvan Peter B’Rack – Decantur 04/ John King – Rubai.13 (from Book of Rubai’yat) 05/ Fathmount – Rendering Harmonics 06/ Olivier Pé et Yannick Frank – Piragua 07/ Dean Rosenthal – Underpinnings
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

8 avril 2013

Lucas Niggli, Peter Conradin Zumthor : Spiegel (Therme Vals, 2012)

niggli zumthor spiegel

Enregistrés en septembre 2011, Spiegel serait un CD à cinq faces dont les deux premières, interprétations de compositions de Barry Guy et Fritz Hauser, ont été commandées par les Thermes de Vals aux percussionnistes Lucas Niggli et Peter Conradin Zumthor – dont Profos avait était ici célébré.

Pour utiliser un motet de Monteverdi interprété par Mark Padmore (voix) et Elizabeth Kenny (théorbe), la pièce de Barry Guy a des accents d’œuvre noire et fantastique : ponctuant déjà l’enregistrement, Niggli et Zumthor inscrivent en plus dans la roche ses sons gonflés par la résonance de l’endroit – c’est dire la force que la tâche demande. Après avoir rempli de musique l’architecture des mêmes lieux (Sounding Stones), voici Hauser chanté par ses comparses de Trio Klick! sur l’air de Spiegel, œuvre de réflexion et de réverbération qui attendrit un rythme à coups de baguettes surfins : c’est cette fois le temps que l’on inscrit dans la matière, et là l’effet « miroir » des thermes investis.

Trois plages à la traîne : Bubble Ballad (ballade aquatique élaborée par Niggli), Joch (frappes différemment appuyées par Zumthor enfilant un lot de prières empressées) et Water, Wood and Stone (deux mouvements signés Niggli où des baguettes interrogent leur bois et la pierre avant de travailler à l’apaisement). Plus libres d’aspect, elles sont autant de récréations qui recèlent de trouvailles et invitent à la visite de la boutique du lieu – d’autant que l’achat du disque pourra être couplé à celui d’un engageant Valser Nosstorte.

Lucas Niggli, Peter Conradin Zumthor : Spiegel (Therme Vals)
Enregistrement : septembre 2011. Edition : 2012.
CD : 01/ Nig(ra) Z(s)um (Barry Guy) 02/ Spiegel (Fritz Hauser) 03/ Bubble Ballad (Niggli) 04/ Joch (Peter Conradin Zumthor) 05/ Water, Wood and Stone (Niggli)
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

8 août 2006

Waldron, Stapleton, Sigmarsson, Haynes, Faulhaber : The Sleeping Moustache (Helen Scarsdale, 2006)

the sleeping moustache jim haynes ms waldron

Où l'on trouve Steven Stapleton – musicien qui, sous le nom de Nurse With Wound, s’adonnait déjà à une musique particulière, mêlant krautrock et psychédélisme tardif – aux côtés de quatre autres personnages (M.S. Waldron, Sigtryggur Berg Sigmarsson, Jim Haynes, R.K. Faulhaber), habitués aux concepts musicaux variables et spéciaux : minimalisme électronique, expérimentations déjantées et performances sonores.

Posté sous parasol surréaliste, le groupe imbrique cinq grandes compositions à cinq intermèdes concis – collages de voix accélérées, bouclées ou inversées, de grincements et freinages divers et de plaintes sorties d’un bestiaire imaginé sans doute sur l’instant. Ingrédients que l’on retrouve éparpillés ici ou là sur grandes plages, qu’elles servent une ambient en perdition sous les chocs amortis ou une progression de drones inconciliables. Ailleurs, les musiciens interrogent le langage – rapprochant ainsi encore davantage leur travail de celui de Kurt Schwitters et de Dada – ou peuvent se satisfaire de la longue exposition d’un amas de field recordings, chassé bientôt par une programmation électronique minimaliste, certes, mais faiblarde, aussi.

Boîte de Pandore ramassée, l’enregistrement séduit lorsqu’il arrive à ne pas se répéter, et plutôt que d’œuvre hallucinée et ombreuse, prend les atours d’exercice réussi de poésie sonore.

M.S. Waldron, Steven Stapleton, Sigtryggur Berg Sigmarsson, Jim Haynes, R.K. Faulhaber : The Sleeping Moustache (Helen Scarsdale)
Edition : 2006.
CD : 01-02/ The Sleeping Moustache
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

3 juin 2014

Sonny Simmons : Leaving Knowledge, Wisdom and Brillance / Chasin the Bird? (Improvising Beings, 2014)

sonny simmons leaving knowledge wisdom and brilliance chasing the bird

Oubliez les balises, oubliez les repères, oubliez les raccords. Oubliez l’homme noir, oubliez l’homme blanc. Oubliez le musicien, oubliez le producteur. Oubliez le commerce, les traités. Mais prenez tout de Leaving Knowledge, Wisdom and Brilliance. Et prenez tout de Chasing the Bird? Prenez tout de ces huit disques, prenez tout de cette folle épopée.

Laisser (en héritage) la Connaissance, la Sagesse et la Brillance dit beaucoup de choses du délestement. Et de l’oubli. Et de la mémoire. Ici, des traces de Trane, Ustad Bismillah Khan. Et des traces du lendemain. Du lendemain sans la question. Ici, mille vibrations de cérémonies. Prêts pour la Cérémonie ? l’Inde, l’Afrique, le jeu de l’ordre et du désordre. La cathédrale indéfinie. Un festin nu, ce jazz qui pointe ? Ici, on ne garde que l’amorce. Le reste nous est donné, à compléter. Mais qui le voudrait ?

Chasin the Bird?, c’est encore l’oubli et la mémoire. Mais c’est aussi les flammes et les forges. C’est le son devenant ocre. C’est la magie noire. C’est la frayeur et la paix et encore le délestement. C’est le phrasé qui se déchire car le blues gagne toujours. C’est du crachin sonique. C’est un doux exorcisme. C’est du psychédélisme s’effaçant. C’est une montagne de sagesse en action. C’est l’autre langage. Celui que l’on n’osait plus imaginer, invoquer.

Je ne puis rien écrire sur cette musique. Je l’ai imaginé. J’étais loin du compte. Cette musique résiste au chroniqueur. Ou l’oblige à avoir quelque (petit) talent. Je vous livrerai seulement les noms de ceux qui furent les sages héros de cette épopée : Sonny Simmons, Bruno Grégoire, Michel Kristof, Julien Palomo, Anton Mobin, AKA_bondage, Nobodisoundz, Other Matter.

écoute le son du grisliSonny Simmons
Leaving Knowledge, Wisdom and Brillance (extraits)

Sonny Simmons : Leaving Knowledge, Wisdom and Brillance / Chasin the Bird? (Improvising Beings)
Edition : 2014.
8 CD : CD1-CD4 : Leaving Knowledge, Wisdom and Brilliance – CD5-CD8 : Chasin the Bird?
Luc Bouquet © Le son du grisli

10 juin 2012

Interview de Nate Wooley

nate wooley interview

Lorsqu’il tourne le dos au jazz qu’il peut servir – et même interroger – aux côtés de Daniel Levin, Harris Eisenstadt ou Matt Bauder, Nate Wooley s’adonne à une pratique expérimentale en faveur de laquelle plaident aujourd’hui deux références de taille (The Almond et Trumpet/Amplifier). Sinon, c’est l’improvisation qui l'anime encore, comme l’atteste le non moins indispensable Six Feet Under enregistré avec Paul Lytton et Christian Weber. Ce qui fait trois raisons valables de passer aujourd’hui le trompettiste à la question.

... Mon père est musicien – saxophoniste. Je pense que mes premiers vrais souvenirs de musique viennent des musiciens qui passaient à la maison. Je ne suis pas sûr qu’ils jouaient ou répétaient…  Je me souviens juste de leur présence chez nous, d’eux traînant, buvant un verre et discutant. Je pense que cette impression de communauté est ce qui m’a amené à la musique. Je sentais qu’un lien très fort les unissait et que cela  venait justement de  cette activité qu’ils partageaient.  

La trompette a été ton premier instrument ? Ca a été le piano, en fait. A vrai dire, ça a été assez dur,et je pense que mon professeur et mes parents ont pensé plus d'une fois que ce n’était pas fait pour moi. Je ne pense pas que j’avais décidé de moi-même de faire de la musique, et mon professeur de piano – après que j’ai commencé la trompette, pour être précis – s'est mise à chercher une musique qui pourrait me convenir  ; elle m'a alors amené les « petites pièce pour piano » de Schoenberg. Ca a été la première fois que je me suis senti vivant en musique, et elle a su le remarquer : alors elle m’a apporté un jour un CD de ces pièces interprétées par Maurizio Pollini, et ça a été la clef de tout pour moi. A partir de là, je me suis intéressé au jazz et à la musique contemporaine…

Quels sont les musiciens de jazz qui t’ont influencé ? Mon père, bien sûr, et puis j’ai connu des moments où j’étais obsédé par tel ou tel musicien sans vraiment ressentir leur influence sur le long terme… Ca a été Booker Little, Woody Shaw, Charlie ShaversDolphy ?

Et des trompettistes comme Bill Dixon, Alan Shorter, Charles Tolliver, Jacques Coursil ? J’ai écouté ces musiciens bien après, souvent parce qu’on me conseillait des les écouter, c’est pourquoi je n’ai jamais vraiment senti que mon jeu de trompette tenait des leurs… Avec le temps, je serais, je pense, forcément arrivé jusqu’à eux, mais je crois que j’avais une idée bien précise de la manière dont je voulais sonner, de ce qu’était mon langage, et de ce que j’entendais. En conséquence, quand on me conseillait d’écouter quelqu’un comme Coursil, c’est parce qu’on jugeait qu’il y avait des similarités entre son jeu et le mien, et ce n’est pas si intéressant d’aller entendre un travail qui se rapproche du vôtre ; écouter un musicien vraiment différent aura davantage d’informations nouvelles à vous apporter… Ce qui n’empêche : leur travail est fantastique, je n’y suis tout simplement pas assez entré, celui de Dixon mis à part, même s’il n’a pas été de ces musiciens qui ont pu m’obséder un temps. J’ai pu lui parlé, à deux reprises, et j’y ai puisé beaucoup de choses,  ça c’est indéniable…

Tu touches aujourd’hui autant autpt_ampli jazz qu’à une improvisation abstraite, pour dire les choses rapidement… Fais-tu une différence entre ces deux pans de ta pratique musicale ? Consciemment, je ne change pas ma façon de penser selon que je joue dans l’un ou l’autre de ces domaines. Il y a certaines choses qu’il me faut cependant prendre en compte : qu’elles soient techniques lorsque je joue avec ampli, ou encore dans le cas où j’interprète de la musique écrite, définir quel est mon rôle dans le groupe ou ce dont la musique a besoin… Si je me concentre là-dessus, habituellement le reste suit de lui-même. Les mélanges, les fusions de telle ou telle chose avec telle autre, ne m’intéressent pas. Je joue le jazz tel que je l’entends et ses variations peuvent m’amener à y mettre des plages bruyantes ou à décider de faire disparaître une mélodie sous des tombereaux d’électronique. Ma musique vient simplement de ma façon d’entendre les choses et je fais de mon mieux pour qu’elle puisse s’accorder à celle de chacun de mes partenaires.

A ce sujet, peux-tu revenir sur ton arrivée à New York ? De quelle manière celle-ci a-t-elle été décisive ? J’y suis arrivé en 2001. La chance a provoqué les premières vraies choses que j’y ai faites : je débarrassais les tables dans un restaurant quand j’ai reconnu ce saxophoniste, Assif Tsahar, que j’avais beaucoup écouté sur les disques de William Parker quand j’étais encore au lycée. Je le salue et une semaine plus tard il m’appelle et me propose de jouer dans un de ses orchestres. Ca a été incroyable, pendant les répétitions et les concerts, j’ai rencontré beaucoup de musiciens avec lesquels je continue de jouer, comme Okkyung Lee, Steve Swell… Cette expérience a été fantastique, nous improvisions tous ensemble et sans cela m’aurait pris des années pour me faire entendre de toutes ces personnes.

Penses-tu faire partie d’une génération de musiciens qui ont eu la possibilité d’écouter du fre jazz, de la musique contemporaine, du rock indépendant, etc. et qui profiterait aujourd’hui de ces différentes sources d’inspiration ? Je crois que cela existe en effet, mais pour ma part je n’ai jamais vraiment écouté de rock… Je ne pense pas avoir entendu Led Zeppelin avant d’avoir dépassé la vingtaine, et il y a beaucoup de groupes que je connais simplement parce que j’ai pu partager une date avec eux ou que je connais quelqu’un qui a joué avec eux. Ce n’est pas quelque chose que je recherche, en conséquence on ne peut pas dire que cela influe sur ma musique. Il y a toutefois le noise, avec des gens comme Spencer Yeh et John Wiese, mais peut-on dire que cela soit du rock indépendant ?

Comment es-tu tombé sur les travaux de Wiese ou de Spencer Yeh, dans ce cas ? J’ai découvert leur musique pour avoir joué avec Graveyards et Melee, et en discutant avec Ben Hall et John Olson… A cette époque, je m’intéressais beaucoup aux bandes et aux drones, mais davantage au travers de gens comme Eliane Radigue et William Basinski, Tudor, Mumma, Oliveros… Ces types ont attiré mon attention sur le fait qu’il y avait, parmi mes pairs, des jeunes qui travaillaient à une nouvelle version de cette musique, vivante et davantage basée sur la performance, à laquelle j’ai tout de suite souscrit.

Qu’écoutes-tu ces jours-ci ? J’écoute beaucoup de choses en lien avec mes travaux, comme la League of Automatic Music Composers, Doron Sadja, Mario Diaz de Leon, BSC… A la maison, c’est surtout Messiaen et 13 Japanese Birds de Merzbow

Ton approche expérimentale de la musique pourrait être qualifiée de constructiviste et/ou minimaliste – prenons par exemple ta collaboration avec Gustafsson sur Bridges ou évidemment sur Almond et Trumpet/Amplifier. Quand as-tu commencé à enregistrer ce genre de choses et quels sont les musiciens que tu écoutes qui peuvent s’en approcher ? J’ai toujours été intéressé par ce genre de musique mais je ne pense pas avoir commencé à travailler sur bande avant 2003 ou 2004 quand je fabriquais des CD-R que j’emmenais avec moi en tournée. C’est là-dessus que sont apparues pour la première fois mes premières pièces construites, bruyantes, parfois bancales ; ensuite, j’ai conçu The Boxer pour EMR, qui doit être ma première pièce dérangée vraiment réfléchie et le début de cette sorte de langage que je développe aujourd’hui dans ce genre. J’adore écouter n’importe quelle musique pour bande. J’ai longtemps été un grand fan des travaux sonores de Walter Marchetti, des pièces d’Ablinger (celles pour enceintes), Phil Niblock, Eliane Radigue, John Wiese, Lasse Marhaug, et des tonnes d’autres personnes… C’est ce genre de choses que j’écoute la plupart du temps, bien plus que n’importe quoi d’autre.  

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Les disques que tu signes dans ce genre sont-ils une façon de documenter tes recherches sur le son ? Disent-ils la même chose de toi que les enregistrements qui ont davantage à voir avec le jazz ? Tous mes disques participent de la même chose. Ce n’est pas tant mes recherches que je documente là que mon évolution, mais sans doute parlais-tu de cela… En fait, écouter un de mes disques doit me mettre dans un état totalement différent de celui dans lequel j’étais lors de son enregistrement. Pas forcément confortable, d'ailleurs... J’aime les disques qui donnent une sensation d’inconfort autant que les disques joyeux, romantiques, héroïques – n’importe quoi, pourvu qu’ils aient un effet sur ma façon de sentir les choses. Il m’importe peu que ça puisse être qualifié d’expérimental, de jazz ou de je ne sais quoi, à partir du moment où mes poils se dressent sous l’effet de la musique ou si elle me laisse totalement désemparé après son passage – toute réaction viscérale est la bienvenue !

Les techniques dites étendues sont d’un apport indéniable… D’où est né ton intérêt pour elles ? Je me suis intéressé aux techniques étendues et à ce genre de choses lorsque j’ai commencé à m’interroger sur la provenance de chacun des sons que j’émettais en travaillant ma technique à la trompette. Je ne m’y suis jamais mis avec l’idée de développer d’éventuelles techniques étendues. C’était plutôt comme entendre un son étrange né d’un déséquilibre à l’embouchure, m’en souvenir et le garder à l’esprit pour le mêler à ma technique « traditionnelle », laisser ce son se développer en parallèle à cette technique et envisager l’ensemble comme un élément de mon langage…

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Pour étoffer celui-ci, tu as trouvé un partenaire stimulant en la personne de Paul Lytton… Néanmoins, en écoutant Six Feet Under, il semblerait que tu fasses de plus en plus cas du silence… Le silence a toujours été important pour moi. C’était plus évident sans doute à entendre il y a encore cinq années de cela, lorsque j’ai dû faire face à pas mal de problèmes techniques à la trompette et ai ressenti le besoin de me pencher sur le silence pour façonner mon improvisation ; et puis, avec l’apport de la technique, je suis passé par une période davantage tournée vers la saturation et la densité parce que, tout à coup, j’en étais capable... et l’enfant qui était en moi s’est mis à me conseiller de jouer un million de notes… Cette phase est passée assez vite, et je pense que Six Feet Under a vraiment été le premier enregistrement qui attestait que j’étais sorti de cette phase et que je trouvais de nouveau du plaisir à phraser.

La musique contemporaine (de Cage à Feldman en passant pas Scelsi) comme l’improvisation récente ont montré que le silence pouvait être aussi dérangeant qu’un beau bruit… Silence et bruit sont liés… Je pense que se concentrer sur le silence lorsque l’on pense à la musique de Feldman, Cage ou à celle des compositeurs du Wandelweiser, et une solution de facilité. Bien sûr que ces musiques sont pleines de silence mais si elles n’étaient faites que de cela alors elles ne seraient que des pièces conceptuelles qui feraient effet une fois (4’33'’) et une fois seulement. La raison pour laquelle nous continuons de parler de Feldman (dont l’œuvre ne fait d’ailleurs pas tant que ça de place au silence) est qu’il arrange à sa manière et en silence le monde sonore qu’il habite. Même chose pour le bruit : il n’est puissant que pris dans un contexte plus large. Quatre-vingt-dix minutes de bruit, c’est stupide, tout comme quatre-vingt-dix minutes de silence est stupide, et pourtant nous ressentons encore le besoin de parler de l’un ou de l’autre séparément, de les comparer en tant qu’éléments imposés… Quand tu obliges des éléments musicaux à une hiérarchie, alors cela devient de la théorie, du concept, et cela cesse d’être de la musique...

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Nate Wooley, propos recueillis mi-juin 2012.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

10 avril 2013

Jason Kahn : Open Space (Editions, 2013)

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Cela fait près de dix ans que Jason Kahn (electronics) élabore, sur mesure, pour des occasions et des musiciens particuliers, des partitions graphiques : de Séoul (Dotolim) à New York (Timelines_NY), de Los Angeles (Timelines Los Angeles) à Zurich (Timelines, Sin Asunto), leur interprétation – puisque c'est bien d'une actualisation collective, littéralement d'une « performance », dont il s'agit – a toujours donné lieu à de passionnants concerts... et les soixante-dix minutes de la prestation enregistrée en janvier 2012 à Sydney ne déçoivent pas !

Porté à neuf membres, l'effectif australien regroupe, autour de Kahn, Chris Abrahams (piano), Laura Altman (clarinette), Monika Brooks (accordéon), Rishin Singh (trombone), Aemon Webb (guitare), John Wilton (percussion), Matt Earle (electronics) et Adam Sussmann (electronics) – les deux derniers constituant le Stasis Duo avec lequel JK a enregistré début 2011. L'orchestre au complet n'intervient que très brièvement et ponctuellement ; il est en général dispersé afin d'obtenir différentes variations de densités : c'est ainsi que les accords d'Abrahams se déposent sur un bourdon de guitare avant que ne s'ouvre une courte séquence de silence à peine empoussiéré qui elle-même annonce des constructions fragiles, mixtes, dictées par cette partition qui pousse les improvisateurs hors de leurs « zones de confort », dans des associations délicates.

L'auditeur, quant à lui, affecté à la manipulation de ces deux beaux vinyles (luxueusement escortés : fac-similé de la partition, livret détaillé, pochette peinte et numérotée), est convié dans cet « espace » que ménagent les interactions à l'œuvre. Carte en main, il n'en évalue que mieux les ouvertures.

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Jason Kahn : Open Space (Editions)
Enregistrement : Janvier 2012. Edition : 2013.
2 LP : LP1 : A/ Open Space B/ Open Space – LP2 : C/ Open Space D/ Open Space
Guillaume Tarche © Le son du grisli

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