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Le son du grisli

17 avril 2022

Ross Bolleter : Total Piano (Thödol, 2021)

A l'occasion (et jusqu'à) la parution, à la fin du mois d'avril 2022, de l'anthologie du Son du grisli aux éditions Lenka lente, nous vous offrons une dernière salve de chroniques récentes (et évidemment inédites). Après quoi, ce sera la fermeture. 

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C’est loin, l’Australie. Heureusement, Ross Bolleter nous envoie-t-il de temps à autre des nouvelles du pays. Sur disques, ses pianos-épaves nous parlent du temps qu’il fait comme du temps qui passe. Sur ce monde à l’envers souffle, depuis 1987 – année où, à Nallan Sheep Station, le musicien tombe « nez à nez » avec son premier piano en ruine –, un vent contraire : à l’invariable rigueur de Bach et de Beethoven qu’il servit d’abord sur piano classique a succédé la variété des surprises, l’inconvenance parfois des notes inattendues.

J’avais donné dans le piano préparé pendant trois années sans jamais être tout à fait satisfait du résultat. Ce vieux piano à Nallan Sheep Station avait, en quelque sorte, était préparé par la nature, évoluant au gré du temps et des négligences. C’était quelque chose de beaucoup plus sauvage que tout ce que j’aurais été capable de faire en continuant à préparer moi-même mes pianos. Le piano en ruine est un champ de possibilités illimitées. Alors, j’ai parcouru le pays à la recherche d’autres pianos abandonnés. (…) Le piano en ruine bouscule le piano classique. Il renverse les styles et traditions de l’hémisphère nord que l’Australie s’est empressé d’adopter à travers un usage préétabli du piano, instrument qui peut faire figure de symbole de la culture musicale européenne, voire, d’un certain impérialisme culturel. Tout ce que le 19e siècle a pu produire de fabuleux, comme Schumann, Brahms et Chopin, se dessèche et se dégrade au contact d’un tas de bois pourri aux cordes rouillées. Sous cette forme, le piano trouve son côté aborigène, retourne à la terre. Ross Bolleter, le son du grisli

Dans Du piano-épave / The Well Weathered Piano, « unique traité de composition sur instrument en décomposition » écrivais-je dans la préface de ce livre publié en 2017, Ross Bolleter raconte son histoire par le texte et par l’image. Le lecteur s’était à peine remis du voyage que d’autres (bonnes) nouvelles nous arrivent du musicien : la carte postale est à l’échelle du pays d’où elle est partie : quatre disques d’enregistrements récents sur pianos divers (épaves mais aussi préparés ou de salon), pour combien de façons de les envisager ?

L’opération impressionne toujours. Dans un piano niche par exemple un vol d’oiseaux, d’un autre s’échappe une comptine en perpétuel déséquilibre, d’un troisième sourd une danse étouffée depuis des lustres… C’est tout l’art de Bolleter de mettre au jour des bruits insoupçonnés, des expressions clandestines et même des chants enfouis… Sur l’instrument, dans l’instrument aussi, il furète en éclaireur, récolte en connaisseur puis compose en esthète.

Parfois, c’est tout le piano qu’il retourne et agite comme pour déloger le diable qui y avait élu domicile. Ce sont d’autres sons alors : grondements formidables, grincements derniers et terribles échos. C’est surtout un couplet de plus qui augmente sa chanson. Une fois celle-ci terminée, on imagine le musicien reprenant ses esprits, abandonnant derrière lui la carcasse éreintée pour prendre le chemin qui le mènera jusqu’au piano suivant. Poussé par ce vent contraire qui invite aux découvertes. Ce vent contraire que Ross Bolleter nous souffle à l’oreille.

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